Transports aériens: baisse des salaires et préservation de l’emploi

Source: Le Monde du 13-06-2020

Les accords de performance collective divisent les salariés

Aude Dassonville,

Aline Leclerc

Et Anne Rodier

Afin d’éviter des licenciements, des accords prévoyant réductions de salaires et de jours de RTT sont négociés dans certaines entreprises en difficulté

La grève a commencé mardi 9 juin sur le site de Derichebourg Aeronautics Services, à Toulouse. Près de 300 salariés ont cessé le travail pour dénoncer l’accord de performance collective (APC) proposé par la direction, et que FO, syndicat majoritaire, avait bien l’intention de signer, vendredi 12 juin. « Cet accord est scandaleux. Pour nous, c’est une perte sèche de près de 500 euros par mois, quand le salaire moyen est de 1 900 euros. On ne pourra pas vivre avec ce salaire-là ! On aurait préféré un PSE [plan de sauvegarde de l’emploi] », s’emporte le délégué syndical UNSA de l’entreprise.

Créés par les ordonnances Macron de 2017, ces APC permettent, par la négociation, de modifier le salaire, le temps de travail et la mobilité au nom de la préservation de l’emploi. Le 31 mai, sur LCI, la ministre du travail, Muriel Pénicaud, lançait un « appel aux entreprises » à s’en saisir : « Il y a un risque pour l’emploi. Mais il y a des alternatives. Il faut se serrer les coudes pendant cette période. On peut négocier des accords de performance collective ».

Plus de 300 de ces accords ont ainsi été signés depuis la création du dispositif. Mais combien sont en discussion depuis la crise sanitaire liée au Covid-19 ? « On a des difficultés à les retracer, dans la mesure où les entreprises n’ont aucune obligation de les publier. Mais dans tous les secteurs, qu’elles soient cotées ou non, des entreprises y réfléchissent comme solution de dernier recours », explique Laurent Termignon, directeur Talents du cabinet de conseil Willis Towers Watson.

Chez Derichebourg, l’APC prévoit la fin du treizième mois pour ceux qui touchent plus de 2,5 smic, la suppression des indemnités de déplacement, la baisse de celle des repas. Et une incitation financière pour envoyer des salariés de Toulouse sur les sites de Bordeaux, Saint-Nazaire et Marignane. Cependant, hormis le treizième mois, ces concessions sont demandées pour une durée indéterminée.

Dénoncé avec véhémence par une partie des salariés, l’APC apparaît au délégué Force ouvrière Jean-Marc Moreau comme « la moins pire des solutions » face à la menace de 700 suppressions d’emplois. « Nous ne sommes pas dans une situation normale. L’APC nous permet d’obtenir qu’aucun licenciement économique n’ait lieu jusqu’en juin 2022, plusune prime d’incitation à la mobilité, une prise en charge des frais de déménagements et une indemnité supralégale pour ceux qui refuseraient l’APC et seraient licenciés. »

Des APC sont à l’étude dans plusieurs compagnies aériennes. Chez Air Caraïbes, Air Caraïbes Atlantique et French Bee, du groupe Dubreuil, où des accords viennent d’être signés, c’est le syndicat des pilotes de ligne qui, le premier, a émis l’idée. « Dans ma récente formation syndicale, on nous a bien dit qu’il fallait manier ça comme la poudre. Mais vu les circonstances, j’y ai vu l’outil qui pourrait nous être utile », raconte Rodrigo Lopez, délégué du SNPL chez Air Caraïbes Atlantique.

Toutes les catégories de personnels ont accepté deux ans de baisse de rémunération contre l’engagement qu’il n’y ait pas de licenciements économiques pendant un an, et que l’accord soit caduc dès que la santé de l’entreprise retrouvera son niveau d’avant la crise. « La baisse moyenne est de 10 %, mais l’effort est plus important pour les hauts que pour les bas salaires. Et l’actionnaire n’aura pas de dividende », explique M. Lopez, qui estime cet accord « équilibré », même si « certains salariés ne comprenaient pas pourquoi c’était à nous de faire des efforts, alors que l’actionnaire a de l’argent. »

« Rapport de force »

Au journal L’Equipe aussi, la proposition d’APC formulée le 9 juin a été accueillie plutôt froidement. Là où la direction parle d’un moyen de garantir « le maintien de l’emploi »,les syndicats, eux, voient un « chantage ». Contre, entre autres, la perte de seize jours de RTT et la baisse des salaires d’un peu plus de 10 %, la direction s’engage à ne pas procéder à des licenciements économiques jusqu’en 2024 (une centaine de postes seraient menacés). « Qu’il y ait un trou d’air de plusieurs millions, on ne le conteste pas, explique Francis Magois, délégué syndical SNJ. Mais la trésorerie du groupe est forte de centaines de millions d’euros ! »

« Quand il y a une communication précise sur la situation économique de l’entreprise, le carnet de commandes, ce qui a été initié pour relancer l’activité, l’accord de performance collective permet de conserver l’emploi à court terme et redonne de l’oxygène à l’organisation pour développer son activité, estime Laurent Termignon.L’exemplarité des dirigeants est un bon indicateur. »

Néanmoins, « avec ce type de dispositif, on n’échappe pas à des effets d’aubaine, insiste pour sa part Yves Veyrier, secrétaire général de Force ouvrière. Généraliser ces accords, c’est orchestrer une baisse des salaires. Or, ce n’est pas aux salariés de payer la crise. » Le président du Syndicat national du personnel navigant commercial, David Lanfranchi, renchérit : « On se sert de ces lois pour culpabiliser les représentants du personnel et, à travers eux, les salariés. Pour eux, il est très dur de créer un rapport de force et de résister à un chantage à l’emploi. »

Le 1er mai, Ryanair posait un ultimatum : la compagnie aérienne irlandaise low cost exigeait que ses salariés français acceptent sous cinq jours une baisse de rémunération de 10 % à 20 % pour sauver vingt-trois pilotes du licenciement. Un « chantage » et une absence de concertation dénoncés à la fois par le président du Medef et les ministres de l’économie et du travail.

« C’était inacceptable sur la forme comme sur le fond, explique Damien Mourgues du SNPNC-FO Ryanair. Les membres d’équipage sont déjà au smic. Ce n’est pas aux employés de soutenir la compagnie en tombant dans la précarité ! » Depuis de premiers échanges courant mai, les syndicats sont sans nouvelles de la direction. « Peut-être un effet du battage médiatique ? Je me demande ce qu’ils préparent », s’interroge, anxieux, Jean Patrikainen, président du syndicat des pilotes de la compagnie, qui se dit désormais prêt à négocier dans le cadre d’un APC. « Vu les suppressions de postes impressionnantes chez Lufthansa et British Airways, si on a une possibilité de maintenir l’emploi, il faut la prendre, juge-t-il. Ryanair a montré par le passé qu’elle pouvait fermer ses bases en France du jour au lendemain. L’APC serait un garde-fou. »

Entre baisse des salaires et préservation de l’emploi, une équation difficile à résoudre

Béatrice Madeline

Le risque d’une diminution des rémunérations est de provoquer une spirale déflationniste

Baisser les rémunérations pour sauver des emplois : l’idée peut paraître saugrenue lorsque, comme le martèlent les économistes, la consommation des ménages est l’une des clés de la reprise. « Le comportement d’épargne ou de consommation des ménages est vraiment le point fondamental qui va driver, ou non, une reprise robuste », a rappelé, mercredi 10 juin, Louis Boisset, économiste chez BNP Paribas, lors d’une présentation à la presse.

Un argument qu’a parfaitement compris, entre autres, Yves Veyrier, le secrétaire général de Force ouvrière. « Si on baisse les salaires, les salariés dépenseront moins, ils ne vont pas consommer, et cela aura des conséquences pour un certain nombre d’activités déjà en difficulté, comme le tourisme, l’hôtellerie, la restauration, les voitures, explique-t-il. Si on pèse sur la confiance des ménages et leur capacité à consommer, ce sera contre-productif pour l’emploi. En voulant soigner le mal, on l’aura aggravé. »

Le risque d’une baisse généralisée des salaires, effectivement, serait de provoquer une spirale déflationniste : la baisse des rémunérations entraînant une baisse de la demande qui aggraverait les difficultés des entreprises et ainsi de suite. Mais, alors, faut-il que les sociétés, dont le taux de marge devrait perdre quasiment deux points en 2020 par rapport à 2019, assument seules les pertes occasionnées par la crise, au risque de dégrader encore leurs marges et, à terme, de mettre leurs salariés au chômage ?

« Pas de réponse toute faite »

« En réalité, il n’y a pas de réponse toute faite à cette question », souligne Denis Ferrand, directeur général de Rexecode. Car elle renvoie en effet à une dimension macroéconomique – celle du fonctionnement de toute l’économie – et à des problématiques microéconomiques, à l’échelle des entreprises. Comment réconcilier les deux approches, et permettre aux firmes en difficulté de sortir la tête de l’eau sans recourir aux licenciements et sans baisser les rémunérations ?

Pour Patrick Artus, chef économiste chez Natixis, « il y a deux façons de s’en sortir » pour une société confrontée au dilemme licenciements ou baisse des rémunérations. « Soit l’Etat subven-tionne l’entreprise en difficulté pour qu’elle garde ses salariés, soit il compense le manque à gagner pour les salariés ». En tout état de cause, le dispositif induit un coût pour l’Etat qui suppose qu’il soit utilisé à bon escient. « Si l’entreprise ne sait pas où elle va, cela ne sert de toute façon à rien, poursuit l’économiste. Il vaut mieux dans ce cas utiliser l’argent public autrement, par exemple à financer la requalification des salariés pour organiser leur transition vers un autre emploi. »

Un groupe en grande difficulté, positionné sur un secteur où la demande peut être durablement diminuée – par exemple l’automobile ou l’aéronautique –, aura donc bien plus avantage à associer du chômage partiel de longue durée avec un dispositif de formation de ses salariés qu’à jouer sur les rémunérations. D’où l’importance pour mettre en œuvre ce type d’accord de faire du cas par cas, d’être au plus près du terrain et de la situation de chaque entreprise, pour en accroître l’efficacité. « Eviter de tomber dans une spirale déflationniste suppose aussi que les entreprises n’abusent pas de ces dispositifs », remarque de son côté Mathieu Plane, de l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE). Le contrôle du bien-fondé des accords n’apparaît donc pas superflu pour éviter les effets d’aubaine.

La littérature économique aboutit également à un constat intéressant, illustrant l’importance des négociations d’entreprise dans ce type de dispositif. Lorsque la discussion se fait au niveau de la branche, les salaires sont plus souvent préservés au détriment de l’emploi. A contrario, si l’accord est conclu au niveau local, le maintien de l’emploi est privilégié au détriment des salaires.

Par ailleurs, dans la zone euro, lors de la récession de 2009, 60 % des entreprises contraintes, au moins en partie, par des accords de branche ont ajusté l’emploi à la baisse et 20 % ont joué sur les salaires. Pour les sociétés dans lesquelles la négociation était décentralisée, ces proportions sont inversées. L’autre intérêt pour les firmes de donner la préférence au maintien de l’emploi, rappelle Denis Ferrand, est de pouvoir conserver en leur sein les compétences, parfois durement acquises ces dernières années, et pouvoir être en capacité de repartir le moment venu.

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