« Les premiers Airbus A380 finissent en pièces détachées »

Un aspect méconnu de l’aviation

Source : Guy Dutheil dans le Monde du 17/06/2018
Faute d’intéresser, pour l’heure, le marché de l’occasion, deux super-jumbos seront vendus par morceaux
L’A380, l’avion préféré des passagers, va-t-il finir à la casse, en pièces détachées ? C’est le funeste sort qui semble réservé aux tout premiers exemplaires du super-jumbo d’Airbus mis en circulation. Notamment ceux de Singapore Airlines. La compagnie de lancement de l’A380 avait pris livraison, en 2007, des premiers appareils sortis des chaînes d’assemblage de l’avionneur européen. Mais dix ans plus tard, souhaitant, comme la plupart des grandes compagnies aériennes, opérer avec des appareils les plus récents possible, elle a décidé de s’en séparer. Un mode de gestion habituel : l’ancienneté moyenne de ses 109 avions s’élève à 7 ans et 5 mois. Au total, cinq A380 doivent sortir de la flotte de l’entreprise singapourienne, qui, pour les remplacer, en a commandé cinq exemplaires neufs à Airbus.

En septembre 2017, la compagnie bleu et or a rendu deux A380 à leur propriétaire, l’allemand Dr. Peters Group. Depuis près d’un an, les deux appareils, repeints en blanc et débarrassés de leurs équipements intérieurs, sont stationnés à Tarbes (Hautes-Pyrénées), où ils attendent d’éventuels acquéreurs. Mais ces derniers ne se bousculent pas. Faute de clients, la société d’investissement envisage de les céder en pièces détachées. Déjà, les moteurs Rolls-Royce des deux avions, les parties les plus chères, ont été démontés pour être revendus.

Cette triste fin pour les deux A380 résulterait aussi d’un différend entre Airbus et Dr. Peters. L’avionneur européen et le loueur ne se seraient pas entendus sur le coût de la reconfiguration des deux avions avant qu’ils puissent être loués ou rachetés par d’autres compagnies. Le prix de la remise en état aurait été évalué par le premier à 40 millions de dollars (34,4 millions d’euros) et par le second à seulement 25 millions de dollars (21,5 millions d’euros).

« Défauts de jeunesse »

Quelques clients s’étaient montrés, un temps, intéressés. La compagnie portugaise Hi Fly, spécialisée dans la location d’avions avec équipages, avait envisagé de louer les deux A380, qu’elle souhaitait reconfigurer pour accueillir près de 800 passagers, afin, notamment, de transporter des pèlerins vers La Mecque. British Airways avait aussi, entamé des négociations pour reprendre ces appareils. Une manière pour la britannique de trouver une parade à l’engorgement de plus en plus prononcé de l’aéroport londonien d’Heathrow. Enfin, Iran Air s’est renseignée auprès de la société allemande. Des discussions qui n’ont pas abouti. « Après de longues et intenses négociations avec diverses compagnies aériennes telles que British Airways, Hi Fly et Iran Air, Dr. Peters Group a décidé de vendre les composants de l’avion et recommandera cette approche à ses investisseurs », a fait savoir la société allemande le 5 juin. La décision définitive devrait intervenir lors d’un conseil d’administration prévu le 28 juin.

L’incapacité à trouver de nouveaux clients sur le marché de l’occasion pour les A380 de Singapore Airlines est d’abord liée à leurs caractéristiques techniques. Ces premiers super-jumbos souffrent de « défauts de jeunesse », concède le constructeur. Ils sont notamment plus lourds de plusieurs tonnes que les exemplaires les plus récents produits ces dernières années. Un excès de poids qui pèse sur leur consommation de kérosène, défaut rédhibitoire à l’heure où les prix des carburants remontent fortement.

L’embonpoint des premiers A380 n’est toutefois pas le seul argument en faveur de leur démantèlement. La décision de Dr. Peters Group illustre « la montée en puissance ces cinq dernières années du spare part trading », le marché des pièces détachées d’occasion, note un spécialiste du transport aérien. Il est devenu beaucoup plus rentable pour le propriétaire d’un avion de le revendre en pièces détachées. C’est la conséquence de la hausse continue du trafic passagers mondial, qui double tous les quinze ans. D’ici à 2037, Airbus prévoit que les besoins en avions neufs des compagnies aériennes dans le monde s’élèveront à 35 000 appareils. Airbus et Boeing augmentent sans cesse leurs cadences de production, mais ils n’arrivent pas à répondre à la demande. Leurs carnets de commandes s’allongent et les compagnies clientes doivent patienter plusieurs années pour être livrées. Cette tension se répercute sur le prix des pièces détachées. En 2018, signale le spécialiste du transport aérien, « le cours des pièces détachées d’occasion est évalué 3,5 à 4 fois le prix des pièces neuves ». Ce boom a « provoqué l’émergence de nouveaux acteurs qui font le commerce de pièces détachées ». Le marché échappe aux fabricants, comme le français Safran, qui fournissaient historiquement les compagnies. Et « grâce au big data, le suivi numérique de la maintenance, ces sociétés connaissent les pièces des avions qui s’usent le plus et le plus vite », celles qui sont le plus recherchées. En France, le groupe Revima s’est ainsi spécialisé dans les trains d’atterrissage et les groupes auxiliaires de puissance qui alimentent les avions en électricité.

Pour Dr. Peters Group, qui est surtout un fonds d’investissement gestionnaire d’actifs avant d’être un loueur d’avions, les calculs ont été rapides. Plutôt que de dépenser plusieurs dizaines de millions de dollars supplémentaires pour reconditionner ses A380, il prévoit donc de les revendre en pièces détachées en empochant au passage une belle plus-value. Chaque appareil devrait lui rapporter environ 80 millions de dollars, soit un rendement global de 145 % à 155 %. Sans compter la commercialisation sur le second marché des moteurs, qui seront facturés, chacun, près de 500 000 dollars par mois.