Source: Le Monde
Airbus menace de se retirer du Royaume-Uni
Éric Albert
L’entreprise européenne gèle ses investissements en attendant un accord entre Londres et Bruxelles
LONDRES – correspondance
Airbus a décidé de prendre des risques politiques et de taper du poing sur la table. Alors que beaucoup de grandes entreprises se plaignent en privé des risques du Brexit mais n’osent pas le faire publiquement, le groupe aéronautique européen a publié, vendredi 22 juin, un mémo en forme d’avertissement au Royaume-Uni. Il annonce sa décision de geler ses investissements en attendant d’y voir plus clair, menace de déplacer son usine d’ailes d’avion en cas de Brexit sans aucun accord avec Bruxelles et affirme que, même en cas d’accord, la sortie de l’Union européenne (UE) lui coûtera au moins 1 milliard d’euros par an.
« Nous sommes de plus en plus frustrés du manque de clarté [concernant le Brexit], a déclaré, sur la BBC, Tom Williams, le directeur des opérations commerciales d’Airbus. On n’a plus de temps, il ne reste que neuf mois [avant la sortie du Royaume-Uni de l’UE, le 30 mars 2019]. Nous arrivons au moment où nous devons prendre des décisions sérieuses, de long terme. » Il avertit qu’il lui faut y voir plus clair « dans les semaines qui viennent » et qu’une série de décisions doivent être prises « durant l’été ». « Nous avons commencé à appuyer sur le bouton de crise. »
Airbus, qui emploie 14 000 personnes au Royaume-Uni et 100 000 personnes indirectement, divise son mémo en deux sections. La première, la plus spectaculaire, détaille les conséquences d’un Brexit si aucun accord n’est trouvé avec l’UE. Immédiatement, les certifications des pièces détachées fabriquées au Royaume-Uni ne seraient plus valables. L’aéronautique est une industrie très réglementée, sous l’égide, sur le Vieux Continent, de l’Agence européenne de la sécurité aérienne (AESA). En l’absence d’accord de réciprocité, « nous ne pourrons plus installer ces pièces » sur les avions, en l’absence d’accord de réciprocité, explique M. Williams. Pour Airbus, dont les appareils contiennent 10 000 pièces fabriquées au Royaume-Uni venant de 4 000 sous-traitants, ce serait une catastrophe.
Renchérissement des douanes
L’absence d’accord sur le Brexit provoquerait aussi un fort renchérissement du passage des douanes. Non seulement des tarifs douaniers pourraient être imposés, mais la simple lourdeur administrative de vérifier les pièces détachées à la frontière ralentirait leur transit. Pour une industrie qui fonctionne selon un modèle « juste à temps », cela signifie immédiatement des coûts supplémentaires. L’entreprise va devoir augmenter ses stocks et risque d’accumuler des retards dans ses livraisons d’avions, synonyme de pénalités financières à payer à ses clients. Selon les calculs d’Airbus, cela signifierait 1 milliard d’euros de chiffre d’affaires perdu par semaine de retard, et Airbus pense qu’un Brexit sans accord signifierait « plusieurs semaines » de retard, d’où une perte financière de « plusieurs milliards d’euros ».
Dans un tel scénario, l’usine de Broughton, dans le nord-est du Pays de Galles, qui réalise l’assemblage des ailes, est particulièrement en danger. Airbus prépare actuellement les investissements nécessaires pour assembler la prochaine génération d’ailes. « Nous nous demandons si nous devons continuer », explique M. Williams.
Ce scénario catastrophe n’est cependant pas le plus probable. Malgré les tergiversations politiques et les retards dans les négociations, Britanniques et Européens continuent à espérer trouver un accord vers la fin de l’année. Dans ce contexte, la deuxième partie du mémo d’Airbus, moins spectaculaire, est sans doute la plus significative. Elle détaille les conséquences d’un accord où le Royaume-Uni sortirait du marché unique européen et de l’union douanière, ce qui est le scénario préféré par la première ministre, Theresa May.
Premier avertissement : Airbus gèle tous ses investissements jusqu’à nouvel ordre. « Jusqu’à ce qu’on connaisse et comprenne la nouvelle relation UE-Royaume-Uni, Airbus va superviser avec attention tout nouvel investissement [outre-Manche] et va éviter d’y étendre sa base de partenariats et de sous-traitants. »
Deuxième avertissement : la période de transition prévue pour le Brexit, qui permettrait de ne rien changer sur le terrain jusqu’à fin 2020, est « trop courte (…) pour mettre en place tous les changements nécessaires à [la] chaîne de sous-traitants » d’Airbus.
Troisième avertissement : même un accord de ce type, qui éviterait les tarifs douaniers, coûterait de l’argent à Airbus, à cause des procédures supplémentaires au niveau des douanes. Montant de la facture : 1 milliard d’euros par an, selon Airbus. Ce coût n’est pas insurmontable par rapport au chiffre d’affaires de 67 milliards d’euros d’Airbus, mais il s’agit ici du scénario le plus positif.
L’avertissement de l’entreprise européenne met la pression sur Theresa May à un moment crucial. Après l’avoir retardé à plusieurs reprises, la première ministre britannique a promis de publier la semaine du 9 juillet un Livre blanc sur les futures relations commerciales qu’elle souhaite avoir avec l’UE. Elle doit en particulier clarifier la façon dont elle entend éviter une frontière entre la République d’Irlande et l’Irlande du Nord. Selon que ses plans seront jugés crédibles ou pas, Airbus pourrait commencer à agir.
« Pas beau à voir »
L’entreprise n’est pas la seule dans cette situation. Sans être aussi précis, le patron de Siemens au Royaume-Uni, Juergen Maier, a averti, le 20 juin, qu’un Brexit sans accord « ne serait vraiment pas beau à voir ». Fin mai, Paul Drechsler, le président de la Confederation of British Industry, le principal groupe patronal britannique, dont le mandat se terminait, a prononcé son discours d’adieu avec un avertissement très direct : « Il faut débloquer la situation du Brexit, et vite. »
Si peu de groupes ont osé lancer des avertissements aussi précis et chiffrés qu’Airbus, son agacement est largement partagé, comme le prouvent les chiffres macroéconomiques. Au premier trimestre, les investissements des entreprises au Royaume-Uni ont baissé de 0,2 %. Le secteur automobile est un exemple criant : 2,5 milliards de livres sterling (2,9 milliards d’euros) d’investissement en 2015, 1,6 milliard en 2016 et 1 milliard en 2017. Ce n’est pas la première fois que les entreprises tirent la sonnette d’alarme sur le Brexit, mais les menaces deviennent progressivement réalité.