BER: le nouvel aéroport de Berlin

15 ans après …

Un article du journal Le Monde du 31/10/2020

Thomas Wieder

L’inauguration du site, qui devait avoir lieu en 2012, se déroulera finalement dimanche. Conclusion d’un projet monumental jalonné de révélations sidérantesBERLIN -correspondant

Cette fois, aucune grande fête n’a été prévue. Samedi 31 octobre, seule une petite centaine d’invités se retrouveront autour d’un modeste pot pour marquer l’ouverture – avec huit ans de retard – du nouvel aéroport de Berlin Willy-Brandt. Rien à voir avec l’immense réception qui aurait dû se tenir le 24 mai 2012, jour où 10 000 personnes avaient été conviées pour l’inauguration de ce qui était présenté comme « l’aéroport le plus moderne d’Europe ».

L’événement avait été annulé en catastrophe une semaine plus tôt après qu’une expertise technique eut révélé que le système anti-incendie était défectueux. A l’époque, la direction du site avait assuré que tout serait réglé en trois mois. Il aura finalement fallu attendre huit ans pour que l’ouverture – six fois annoncée et six fois reportée – puisse enfin avoir lieu.

Que celle-ci soit aujourd’hui célébrée en petit comité – pour ne pas dire en catimini – n’a rien d’étonnant. D’abord en raison de la situation sanitaire, qui empêche la tenue des grands rassemblements. Ensuite à cause de la crise que traverse le secteur aérien, une crise sans précédent qui rend inconcevable une inauguration festive comme celle imaginée en 2012, époque où le secteur était, au contraire, en pleine croissance.

Enfin, à cause de l’histoire même de ce nouvel aéroport. L’histoire d’un projet monumental qui a viré au fiasco le plus total. Une histoire jalonnée de révélations sidérantes et de démissions fracassantes. Une histoire tellement ubuesque que deux commissions d’enquête parlementaires ont même été créées pour tenter d’expliquer comment un chantier qui devait être achevé en cinq ans avec un budget de 2,7 milliards d’euros aura finalement duré trois fois plus de temps et coûté deux fois plus cher.

Cette histoire, en réalité, commence à la fin des années 1980. En visite à Berlin-Ouest le 12 juin 1987, Ronald Reagan prononce, devant la porte de Brandebourg, un discours aux accents prophétiques. Interpellant son homologue soviétique en une formule qui restera célèbre (« M. Gorbatchev, abattez ce mur ! »), le président américain imagine ce que deviendra Berlin quand elle ne sera plus coupée en deux : une ville « ouverte à toute l’Europe, celle de l’Est comme celle de l’Ouest », une ville qui, pour cela, devra être « dotée de meilleures liaisons aériennes » et « pourra devenir l’une des principales plates-formes aéroportuaires du centre de l’Europe ».

Un calendrier intenable

En 1987, ces paroles ont encore quelque chose d’utopique. Trois ans plus tard, la réunification allemande rend possible le rêve exprimé par Ronald Reagan. Choisie comme capitale de l’Allemagne réunifiée, Berlin doit se doter d’infrastructures dignes de son nouveau statut. Pour cela, une gare centrale ultramoderne est inaugurée, en 2006, à deux pas de la toute nouvelle chancellerie fédérale. Parallèlement, l’idée s’impose que la métropole a également besoin d’un nouvel aéroport afin de remplacer, à terme, ceux de Schönefeld, Tegel et Tempelhof, vestiges du Berlin de la guerre froide.

Le chantier, situé au sud-est de la capitale, à une quinzaine de kilomètres du centre et en face de la base de Schönefeld – ce qui permet d’utiliser les pistes déjà existantes – démarre en 2006. A l’origine, l’ouverture est prévue pour 2011. Mais, très vite, les déboires s’accumulent. Alors même que la construction a commencé, la société gestionnaire de l’aéroport, détenue à 37 % par le Land de Berlin, 37 % par celui du Brandebourg et 26 % par l’Etat fédéral, somme l’architecte de réviser ses plans et d’ajouter un étage pour augmenter les capacités d’accueil et les surfaces réservées aux commerces. En 2010, une entreprise impliquée dans la gestion du projet fait faillite. Le calendrier devient vite intenable. Mais le maire de Berlin, Klaus Wowereit, ne veut pas reporter l’ouverture de plus de quelques mois et annonce que celle-ci aura lieu, quoi qu’il arrive, en 2012.

L’annulation de cette inauguration qui se voulait grandiose, et à laquelle devait notamment participer la chancelière Angela Merkel, provoque un tremblement de terre. Discrédité, Klaus Wowereit finit par démissionner de son mandat en décembre 2014. A la tête de l’aéroport aussi, les responsables sont remplacés par de nouvelles équipes dont la première mission est de réaliser un audit général.

La liste des malfaçons mises au jour (550 000 au total) est impressionnante. Le système anti-incendie doit être entièrement refait. Certains escalators sont trop courts. Des portes sont mal numérotées. Le nombre de comptoirs construits pour les compagnies aériennes se révèle largement insuffisant.

Quant au réseau électrique, il est tout bonnement inexploitable. « Certains câbles commençaient quelque part mais personne ne savait où ils allaient. Pour rattraper le coup, on a dû rajouter un nombre incalculable de câbles sur des supports qui n’avaient pas été prévus pour cela », se souvient Patrick Muller, responsable de l’exploitation de l’aéroport. Une anecdote, à l’époque, fit couler beaucoup d’encre : au sein du bâtiment, les lumières restaient allumées nuit et jour, pour la simple raison que nul ne savait comment les éteindre…

Alors que le chantier s’éternise à cause de ces innombrables défauts de conception, la société gestionnaire est attaquée en justice par plusieurs entreprises qui lui réclament des dommages et intérêts, à l’instar de la Deutsche Bahn, qui en a réalisé la desserte ferroviaire, ou de plus petites sociétés ruinées pour avoir investi dans des commerces restés désespérément vides durant des années.

Plus embarrassant encore en termes d’image : la condamnation d’un des cadres de la société gestionnaire, en 2016, à trois ans et demi de prison ferme et 150 000 euros d’amende pour corruption passive ; puis l’ouverture, l’année suivante, d’une enquête pour détournement de fonds contre un ancien directeur technique de l’aéroport.

Après tant de déconvenues, l’ouverture prévue – le premier vol commercial, un Berlin-Londres de la compagnie EasyJet, décollera dimanche à 6 h 45 – ne suffira pas à effacer une décennie de gabegie qui a conduit à des situations absurdes. Celle d’un site fantôme où des employés sont régulièrement venus tirer des chasses d’eau et tourner des robinets pour que la plomberie fonctionne le jour où l’on s’en servira, où du personnel de ménage a continué d’entretenir un hôtel quatre étoiles sans clients, où des trains sans passagers ont circulé chaque jour pour maintenir un niveau d’aération minimal dans la gare et les tunnels…

« très embarrassant »

« Nous, ingénieurs allemands, sommes littéralement mortifiés », déclarait récemment l’urbaniste Engelbert Lütke Daldrup, un ancien secrétaire d’Etat aux transports du Brandebourg, devenu, en 2017, le troisième président de la société gestionnaire de l’aéroport. « L’Allemagne est connue pour sa compétence en matière d’ingénierie. Nous avons la réputation d’être ponctuels et efficaces. Tout cela est très embarrassant pour Berlin et l’Allemagne. » Angela Merkel, en 2018, avait dit à peu près la même chose : « Les Chinois avec qui nous discutons, se posent eux-mêmes la question : Que se passe-t-il à Berlin pour qu’ils ne soient pas capables de construire un aéroport avec deux pistes ?” », s’était agacée la chancelière allemande, au moment où était inauguré le pont géant de 55 kilomètres reliant Hongkong au continent chinois, dont le chantier avait commencé trois ans après celui de Berlin.

Devenu un objet de risée, au point qu’il existe même un jeu de société dont les cartes listent les innombrables avaries du bâtiment, l’aéroport Willy-Brandt aura finalement toujours été à contretemps. Même ses responsables l’admettent avec honnêteté : « Ce qui ouvre aujourd’hui, en 2020, c’est un aéroport conçu dans les années 2000, donc déjà un peu vieillot », reconnaît ainsi M. Muller, le responsable de l’exploitation, qui cite notamment les « systèmes d’affichage avec des caractères bien plus petits que ceux qu’on sait faire aujourd’hui ». 

Autre exemple : les prises qu’il a fallu installer un peu partout pour que les passagers puissent recharger leurs téléphones portables. Des équipements qui ne semblaient pas indispensables il y a une décennie, mais dont le rajout in extremis ne fait pas pour autant du nouvel aéroport de la capitale du pays le plus riche d’Europe un objet dernier cri.

Il n’empêche : pour les habitués des aéroports berlinois, le sentiment de modernité n’en sera pas moins palpable. Au moins ce nouveau site est-il accessible en métro depuis Berlin, ce qui n’était pas le cas de celui de Tegel, qui fermera définitivement le 8 novembre, mais que les habitués commencent à regretter pour son charme vintage et ses guichets qui conduisaient directement aux avions, évitant des files d’attente interminables. De plus, il dispose d’un système de centralisation de la collecte de bagages, ce qui n’était pas le cas à Tegel et à Schönefeld qui, lui, reste ouvert mais devient le terminal 5 du nouvel ensemble.

Une dernière ironie

Terminal 5 ? Rien que ce chiffre donne une idée de la situation actuelle. Car ce qui ouvre, ce week-end, n’est en réalité que le premier terminal d’un aéroport dont le deuxième ouvrira peut-être en 2021, mais dont les troisième et quatrième ne sont toujours pas construits. Car là réside la dernière ironie de toute cette histoire : conçu pour accueillir 40 millions de passagers par an, le bâtiment ne devrait pas même en recevoir la moitié en 2021, et les plus optimistes n’imaginent pas un retour au trafic pré-Covid-19 avant 2023 ou 2024. Economiquement, les conséquences risquent d’être désastreuses. 

D’un point de vue sanitaire, en revanche, ce n’est pas sans avantage. C’est le message qu’essaie de faire passer ces temps-ci le président de l’aéroport qui, lorsqu’on lui demande si cette ouverture n’est pas totalement intempestive, fait systématiquement la même réponse : « Au moins nous aurons beaucoup de la place, ce qui nous permettra de faire parfaitement respecter les règles de distanciation physique. »

PLEIN CADRE

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