Retraités aisés et cadres transfrontaliers belges et luxembourgeois viennent y parfaire leur swing et parler affaires. Ouvert en 2011, le golf de Longwy, en Meurthe-et-Moselle, a été bâti sur le site de l’ancienne aciérie d’une ville qui fut l’un des plus importants bassins sidérurgiques français. Seule la présence, au milieu du gazon, d’un haut-fourneau rouillé rappelle le passé ouvrier d’une commune en pleine reconversion.
En ce dimanche ensoleillé de fin septembre,l’ambiance est conviviale au golf de Longwy, en Meurthe-et-Moselle. Sur le terrain d’entraînement, les habitués se saluent chaleureusement. Le tutoiement est de mise. Surtout au club house, où l’on se retrouve pour le « 19e trou », la troisième mi-temps du golfeur, après avoir tourné pendant quatre à cinq heures autour des 18 précédents. « Le golf a redonné un peu de vie à la ville qui s’est transformée en cité-dortoir, mais il ne suffit pas à tout redynamiser »,raconte Valérie Carradori, qui revient tout juste d’une compétition dans le Jura. Cette quinquagénaire brune, habitante de la commune voisine de Longlaville, vient ici quatre à cinq fois par semaine et joue rarement seule. Sur la terrasse du club house avec vue sur le green, elle est d’ailleurs souvent hélée par des confrères venus aux nouvelles. « Ici, les golfeurs sont une grande famille », confie-t-elle.
Une grande famille de transfrontaliers, surtout. À l’entrée du golf flottent les drapeaux français, belge, luxembourgeois, allemand, espagnol et européen. On entend même parler italien. Sur le parking, la grande majorité des plaques d’immatriculation des BMW, Porsche et autres Tesla affichent le « L » luxembourgeois. Souvent des voitures de fonction mises à disposition par les sociétés. On finit par s’y perdre géographiquement : dans la bouche des golfeurs, « ici » renvoie autant à Longwy qu’au Luxembourg, à 5 kilomètres. « On compte environ 15 % de Luxembourgeois, 20 % de Belges et les autres viennent du bassin de Longwy, détaille Bernard Carminati, président de l’Association sportive du golf de Longwy. Il n’y a jamais eu de problèmes relationnels entre les gens. » L’habituée des lieux, Valérie Carradori, remarque : « On se charrie gentiment entre nous, mais il n’y a pas de clans. » Entre deux swings, il n’est pas rare de parler «business». La golfeuse ne travaille plus depuis une vingtaine d’années mais n’hésite pas à mettre en avant les entreprises de son mari. Ce dernier a repris le groupe familial spécialisé depuis soixante-dix ans dans les espaces verts, les piscines et le BTP, avec une société en France et une autre au Luxembourg. « Les discussions partent d’une passion commune, le golf, et permettent de parler boulot, de s’échanger les cartes de visite, explique Valérie Carradori. L’autre jour, j’ai donné celle de mon mari à un golfeur qui avait besoin d’un devis pour la construction d’une piscine et il l’a contacté. »
Entre le sport et les affaires, les habitués ne font plus attention au haut-fourneau couché sur l’herbe. Pourtant, l’imposant bloc de ferraille rouillée détonne au milieu des nuances de vert. Ce vestige du passé rappelle ce que l’on oublie en déambulant sur le parcours vallonné : avant l’ouverture du golf de 130 hectares, en 2011, se tenait ici une aciérie. Jusqu’à la fermeture des dernières usines, au milieu des années 1980, Longwy était un des plus importants bassins industriels en France, la capitale de la sidérurgie, principal employeur de la région. Aujourd’hui, dans ce territoire sinistré de moins de 15 000 habitants, le taux de chômage atteint 18,7 % selon l’Insee (2018). Pourtant, la ville est devenue le symbole de la transformation de la région. L’ouvrier a laissé sa place au travailleur transfrontalier, qui jouit de salaires plus élevés au Luxembourg et joue au golf le week-end. Avec ses 1 000 adhérents, l’association golfique de Longwy s’affiche ainsi comme la première association sportive de la ville.
Bernard Carminati se réjouit de la « reconversion » d’une partie de la population. Il en est d’ailleurs l’exemple type. Né à Longwy, ce retraité de 78 ans qui a toujours vécu dans le coin reçoit dans un petit local au sein du golf. Des dizaines de clubs traînent un peu partout, des coupes trônent sur le réfrigérateur. « Le club house se trouve juste au-dessus, à l’étage, à l’endroit même où se tenait mon bureau, avant que je ne quitte la sidérurgie », raconte l’ancien informaticien. Comme son père et ses grands-pères, et comme la plupart des enfants à l’époque, il a commencé sa carrière à l’usine dès l’âge de 13 ans. À l’époque, Longwy baigne dans l’ambiance des lumières rouges voilées par la poussière et des cheminées des aciéries qui crachent jour et nuit. « J’étais sur le sentier de coulée du haut-fourneau, avec juste mes sabots, mon chapeau de feutre et mes gants de cuir », retrace-t-il.
Le Longovicien rejoint ensuite les premières équipes d’informaticiens du lieu, puis devient ingénieur en informatique au Luxembourg, chez IBM et Bull, avant d’être nommé directeur informatique du géant de l’industrie céramique Villeroy & Boch. « J’étais un des tout premiers à bosser au Luxembourg, assure celui qui y a travaillé pendant trente ans. J’aurais pu m’y installer, mais j’étais très attaché à ma région et j’avais envie d’y rester. » En 2003, à peine retraité, il s’investit dans le projet de golf à Longwy et monte un comité de soutien, qui deviendra l’association sportive. Bernard Carminati a alors déjà vingt-cinq ans de pratique derrière lui, enchaîne les allers-retours à Amnéville, en Moselle, à 50 kilomètres, pour jouer et vérifie toujours les golfs à proximité au moment de choisir ses destinations de vacances. « Un golf à Longwy, vous imaginez ? s’étonne-t-il encore aujourd’hui. Rien que de prononcer le mot à l’époque, c’était impensable. Cela paraissait une insulte de jouer au golf sur les friches de la sidérurgie. »
Dans le camp opposé, d’anciens sidérurgistes montent un collectif antigolf pour défendre le patrimoine industriel, organisent des manifestations et des pétitions, et portent même l’affaire devant la justice. Ils seront déboutés par le tribunal administratif de Nancy en 2011. « Avec l’ancien maire M. [Jean-Paul] Durieux, notre obsession a été de changer cette image de la ville centrée sur la sidérurgie, revendique Jean-Marc Fournel, ancien cheminot devenu maire socialiste de Longwy. Cela passait par un projet qui viendrait bouleverser les mentalités et enclencher une nouvelle dynamique. »
Des restes de la sidérurgie, il a bien failli ne plus y avoir trace. « Le haut-fourneau, on ne pensait pas forcément le garder, confesse Bernard Carminati. Les jeunes ne savent plus ce que c’est de toute façon. On dirait une vieille capsule spatiale de l’URSS. » Mais ce lourd fragment d’histoire n’a pas été délogé, afin de conserver un rappel du passé.Les opposants au projet ont fini par se résoudre à l’existence de l’installation sportive mais se sont constitués en un Observatoire citoyen du golf de Longwy, qui compte une trentaine d’adhérents. « Le golf existe, il faut faire avec. On continue à suivre son évolution », indique Daniel Cano, président du groupe. Le petit comité a ainsi déposé plainte contre « le gaspillage d’argent public au profit d’un golf privé » auprès de la Commission européenne en février 2020. Elle a été classée sans suite.
Tous les golfeurs s’accordent à dire que la pratique se démocratise, balayant l’image du « sport de riches ». Mais, sur le green, le constat est là : la grande majorité des golfeurs sont blancs, plutôt des hommes, cadres, souvent de plus de 50 ans. On repère vite ceux qui sont juste venus profiter du sentier pédestre au milieu du parcours, comme ce père de famille vêtu d’un maillot de l’Olympique de Marseille.
L’abonnement au golf de Longwy coûte 1 300 euros par an, sans compter la location de la voiturette, à 500 euros l’année. Pour accéder au parcours, il faut aussi posséder une carte verte, qui indique que le golfeur bénéficie d’un certain niveau de pratique et, surtout, qu’il sait se comporter sur un green. Ce passeport s’obtient après une formation de six mois tarifée 500 euros environ. Le matériel n’est pas non plus accessible à tous : à la boutique du golf, les clubs se vendent de 100 à 700 euros (un golfeur peut en avoir jusqu’à 14 dans son sac). « Il faut quand même avoir un peu de moyens, admet Bernard Carminati. Mais quelqu’un qui arrêterait de fumer paierait sa cotisation sans problème. »
Sur le terrain, ce dimanche, seule une équipe de jeunes Luxembourgeois apporte un peu de diversité. Ils pratiquent le footgolf : sur un parcours de golf, il s’agit, avec le pied, de faire entrer un ballon de foot dans un trou adapté, avec un minimum de frappes. « Qui est l’idiot qui a inventé ce sport ? Bientôt on fera du basketgolf aussi », peste un golfeur. « C’est vrai que le footgolf n’est pas toujours bien perçu, reconnaît Valérie Carradori. Mais si ça peut faire vivre encore plus le site, pourquoi pas. » Après tout, il fut un temps où un golf à Longwy, cela n’allait pas forcément de soi.
Source: le Monde magazine du 23/10/2021
