Source: Le Monde
Le procès du crash du vol Rio-Paris s’ouvre enfin
Treize ans après le drame, Airbus et Air France seront jugés pour « homicide involontaire » à partir de lundi
Thomas Saintourens
Le drame s’est noué en quatre minutes à peine, dans le huis clos d’un cockpit en survol de la zone de convergence intertropicale, aussi surnommée « pot au noir ». Quatre minutes au cœur de la nuit du 1er juin 2009, durant lesquelles le vol Rio-Paris AF 447 décroche, chute et s’abîme dans les eaux de l’Atlantique, au large des côtes brésiliennes. Les 216 passagers et 12 membres d’équipage meurent sur le coup. Sans même qu’aient été déclenchées à bord les consignes d’urgence.
L’accident du vol Air France 447 n’a pas allongé la liste des disparitions mystérieuses de l’histoire de l’aéronautique : les enregistrements des boîtes noires, retrouvées deux ans après l’accident, par 4 000 mètres de fond, renseignent avec précision les paramètres de l’appareil, autant que les conversations entre les trois pilotes, dans les instants précédant l’impact. Treize ans après, pourtant, le Rio-Paris demeure une tragédie sans coupable.
La fulgurance du crash tranche avec la lenteur de la réponse judiciaire. Depuis la mise en examen initiale d’Air France et d’Airbus – la compagnie et le constructeur de l’avion –, dix ans d’instruction méandreuse se sont écoulés. Un non-lieu sera prononcé en août 2019 par le tribunal de grande instance de Paris, avant d’être invalidé deux ans plus tard par la chambre de l’instruction, ouvrant la voie au procès tant attendu par les familles des victimes, parmi lesquelles figurent 73 ressortissants français.
Défilé d’experts
Ce lundi 10 octobre, c’est dans la salle principale du tribunal de grande instance de Paris, avec le protocole réservé aux « grands procès » (deux salles de retransmission vidéo, sécurité renforcée, badges pour la presse…), qu’Air France et Airbus sont renvoyés en correctionnelle pour « homicide involontaire ». Les neuf semaines d’audience, programmées jusqu’au 8 décembre, promettent un copieux défilé d’experts aéronautiques, mais aussi de médecins légistes, d’anciens pilotes… Surtout, pour la première fois, le transporteur et l’avionneur seront confrontés aux questions de la cour et des avocats des parties civiles. Ils représentent 411 personnes physiques, issues de 21 pays, qui rappellent la population cosmopolite du vol transatlantique, de retour du Brésil après un voyage de noces, un rendez-vous d’affaires, de simples vacances…
Il leur faudra se projeter dans la nuit du drame. Se figurer, une fois encore, les dernières heures de leurs proches. Revenir à ce 31 mai 2009, à Rio de Janeiro, aéroport international Antonio-Carlos-Jobim. Le vol AF 447 décolle à 22 h 29, longe les côtes du Brésil, signale sa position au centre de contrôle de Recife, avant de mettre le cap à l’est, vers cette zone de turbulences saturée de cumulonimbus. Un orage certes puissant, mais pas exceptionnel, dans ce fameux « pot au noir » si redouté des navigateurs. Le commandant de bord (âgé de 58 ans, fort de 11 000 heures de vol) quitte le cockpit pour se reposer. A 2 h 10 du matin, les deux autres pilotes, moins expérimentés, sont seuls aux commandes, lorsque le scénario bascule.
L’enregistrement des conversations de la cabine de pilotage fournit la bande-son glaçante du crash. « Je comprends pas ce qui se passe. (…) Je n’ai plus le contrôle de l’avion, là. J’ai plus du tout le contrôle de l’avion. (…) Tu montes ou tu descends ? (…) » En fond sonore, la voix métallique de l’alarme de décrochage répète « stall, stall, stall » plus de 70 fois en moins d’une minute. Mais les pilotes sont pris de panique face à des instruments de bord dont ils ne comprennent plus les messages.
« On va à une vitesse de fou… » Ils tirent sur le manche alors que l’avion cabre déjà et poursuit sa chute infernale. « 10 degrés d’assiette », annonce le commandant de bord, dernières paroles entendues avant que la communication s’arrête, lorsque l’avion, projeté à 200 km/h de vitesse verticale, s’écrase dans l’océan. Le Bureau d’enquêtes et d’analyses pour la sécurité de l’aviation civile, chargé des investigations techniques, désigne le givrage des sondes Pitot comme la cause première du désastre. Ces petits instruments de mesure anémométrique, disposés sur le fuselage, ont pour mission de transmettre aux pilotes la vitesse de l’avion en temps réel. Prises par la glace de l’orage, elles ont cessé de fournir ces informations aux pilotes, nécessitant une reprise du pilotage manuel sans que ces derniers puissent se fier aux données incohérentes figurant sur leurs écrans.
Les défaillances potentielles des sondes Pitot n’étaient alors pas inconnues. Selon les rapports d’expertise, cités par l’ordonnance de renvoi, seize comptes rendus faisant état de situations dangereuses liées au givrage ont été transmis par les pilotes d’autres vols Air France, lors des quinze mois précédant l’accident. Air France et Airbus, partenaires commerciaux historiques, se sont mués en rudes adversaires dès les premiers rapports de l’enquête, plaidant chacun l’absence de responsabilité, ou se défaussant sur les pilotes.
Mécanismes de responsabilité
Or, dans son arrêt de renvoi, la cour d’appel considère qu’il existe des charges suffisantes contre Air France qui se serait abstenue « de mettre en œuvre une formation adaptée [et] l’information des équipages qui s’imposait » en raison du givrage des sondes, « ce qui a empêché les pilotes de réagir comme il le fallait ». Tandis qu’Airbus a « sous-estimé la gravité des défaillances des sondes anémométriques équipant l’aéronef A330, en ne prenant pas toutes les dispositions nécessaires pour informer d’urgence les équipages des sociétés exploitantes et contribuer à les former efficacement ». Depuis l’accident, le modèle de sonde du vol AF 447 a été intégralement remplacé, et les formations mises à jour et renforcées.
Le renvoi en correctionnelle des deux sociétés promet ainsi de dépasser un débat technique maturé depuis treize ans, pour se recentrer sur le cadre juridique d’une catastrophe aérienne mettant en scène l’un des avions réputés les plus sûrs et une compagnie jouissant d’une image de marque fiable, sur une route transatlantique empruntée chaque jour par des centaines de long-courriers.
Au terme des neuf semaines d’audience, les deux entreprises, en tant que personnes morales, encourent une simple amende forfaitaire établie à 225 000 euros. Mais c’est compter sans les dégâts sur leur image de marque, dans un secteur d’activité où la fiabilité est érigée en valeur cardinale. Il ne sera pas non plus question de riposte financière de la part des parties civiles : les indemnisations octroyées aux familles des victimes ont déjà été réglées en grande majorité. Sur les bancs du tribunal de Paris, l’heure sera donc aux explications. Déterminer les mécanismes de responsabilité ayant entraîné la catastrophe la plus meurtrière de l’histoire d’Air France. Mais aussi comprendre comment ce drame aurait pu être évité.