Ukraine: des F-16 ?

Extrait du journal Le Monde en date du 31/01/2023

Pour des alliés de Kiev, livrer des avions de chasse n’est plus tabou

Selon des responsables américains et européens, la porte ne serait plus fermée à l’envoi de F-16. Les Pays-Bas, en particulier, y sont favorables

Élise Vincent

Alors que la livraison de chars lourds à l’Ukraine vient seulement d’être validée par les Occidentaux, l’hypothèse de l’envoi d’avions de chasse est d’ores et déjà agitée par un certain nombre de responsables ukrainiens, américains et européens. En parallèle, Kiev a relancé une autre de ses demandes récurrentes : l’envoi de missiles longue portée. « Les négociations se déroulent à un rythme accéléré », a assuré, samedi 28 janvier, le conseiller du président ukrainien Mykhaïlo Podoliak lors d’un entretien à la chaîne de télévision ukrainienne Freedom.

Jusqu’à présent, les Etats-Unis ont toujours refusé de fournir aussi bien des avions que des missiles sol-sol longue distance, dits ATACMS, dont la portée peut atteindre 300 kilomètres. Des lignes rouges édictées en raison de la crainte que Kiev ne se serve de ces équipements pour pousser l’offensive jusqu’au territoire russe. Mais les Ukrainiens continuent à faire pression sur leurs alliés, considérant qu’un des seuls moyens d’affaiblir l’armée de Moscou est de parvenir à détruire ses stocks d’artillerie, dont une centaine seraient localisés en Crimée occupée, selon M. Podoliak.

Or, pour la première fois, le 25 janvier, plusieurs hauts responsables américains ont semblé prêts à rouvrir la discussion sur ces sujets. L’envoi d’avions de chasse sera « très soigneusement » discuté, a ainsi déclaré le conseiller adjoint à la sécurité nationale de la Maison Blanche, Jon Finer, sur la chaîne américaine MSNBC. L’entreprise de défense Lockheed Martin va « augmenter la production de F-16 à Greenville [Caroline du Sud] afin d’être en mesure de répondre de manière très satisfaisante aux besoins des pays qui choisiraient de procéder à des transferts tiers pour contribuer au conflit actuel », a indiqué, le même jour, Frank St John, directeur d’exploitation de la société américaine, au Financial Times.

Les F-16 sont aujourd’hui les avions les plus recherchés par Kiev. Ces appareils dits de quatrième génération ont l’avantage d’être polyvalents tout en étant relativement bon marché. « C’est un petit avion sans cesse modernisé depuis sa mise en service et qui peut accomplir toutes les missions à un moindre coût, un peu comme le Mirage 2000 », explique Jean-Christophe Noël, ancien pilote de chasse, aujourd’hui chercheur associé à l’Institut français de relations internationales (IFRI) et rédacteur en chef de la revue de réflexion Vortex, éditée par l’armée de l’air.

Convaincre les Etats-Unis

A l’instar du char Leopard, que Berlin a exporté dans de nombreux pays européens, le F-16 est un des avions de chasse américain les plus vendus à l’étranger ces dernières années. Il existe ainsi en Europe un « club F-16 » de neuf pays disposant de ce type d’appareils, comme il existe un « club Leopard » de 14 pays pour le char de Rheinmetall. L’intérêt de Kiev pour ces avions est le même que pour les chars : cibler un équipement disponible en nombre afin de pouvoir réellement changer la donne. Mais la difficulté est aussi toujours la même : convaincre le pays fabriquant – cette fois, les Etats-Unis – de donner l’autorisation de réexporter ce type d’armement.

Les Pays-Bas se sont montrés les premiers favorables, ces derniers jours, à l’envoi de leurs F-16. Le ministre néerlandais des affaires étrangères, Wopke Hoekstra, a déclaré, lors d’un débat parlementaire, mi-janvier, qu’Amsterdam examinerait toute demande concernant ces avions de chasse avec « un esprit ouvert » et qu’il n’y avait « aucun tabou » en matière de soutien militaire. Les Pays-Bas disposent d’environ 40 F-16, et sont en train de les retirer progressivement en achetant des F-35 plus avancés. Une autre option à l’étude, selon des responsables européens cités par le Financial Times, serait l’envoi de la flotte des pays européens volontaires à d’autres pays du flanc est, afin que ces derniers puissent à leur tour envoyer en Ukraine leurs propres appareils de conception soviétique. L’hypothèse avait toutefois été rejetée au début de la guerre. Alors que la Pologne avait proposé d’envoyer à Kiev ses Mig-29, espérant en échange recevoir des F-16, Washington avait mis son veto, jugeant cette solution trop risquée face à la Russie.

Une déclaration a aussi semé le trouble, côté français, le 26 janvier : celle du président de la commission de la défense nationale et des forces armées de l’Assemblée nationale, Thomas Gassilloud. Lors d’un déplacement à Londres, le député, membre du groupe Renaissance, s’est aventuré à dire que « toutes les portes étaient ouvertes » sur l’envoi d’avions de chasse par la France. Des propos que ce proche de l’exécutif a confirmés au Monde, vendredi 27 janvier, ajoutant : « Il n’y a pas de tabou. » Une prise de position jugée hors de propos, à ce stade, par l’entourage du ministre des armées, Sébastien Lecornu, qui assure que les demandes ukrainiennes vis-à-vis de la France concernent avant tout l’artillerie et la défense sol-air. Paris n’a par ailleurs toujours pas tranché sa position quant à la livraison de chars Leclerc.

Sur le plan militaire, l’arrivée d’avions de chasse occidentaux changerait la configuration de la guerre, selon les experts, alors que les forces russes, mais aussi ukrainiennes, ont vu leur flotte durement touchée par les combats : près de 60 avions de chasse détruits côté ukrainien, 70 côté russe, selon le site spécialisé Oryx« Les Russes ont la supériorité aérienne au-dessus des zones où se trouvent leurs troupes, mais n’ont jamais été capables de frapper en profondeur. La situation est similaire pour les Ukrainiens. Si un des deux belligérants peut prendre l’avantage dans le ciel, il pourra plus facilement prendre l’initiative au sol en bombardant les troupes ennemies et en cassant systématiquement leur logistique. On passerait de la guerre de 1915 à celle de 1944 », décrypte M. Noël.

L’envoi d’avions de chasse occidentaux sur le théâtre ukrainien est aussi une manœuvre complexe. « La formation est encore plus longue que pour un char. Selon l’expérience du pilote, la prise en main n’est pas très compliquée, mais, pour maîtriser le système d’armes, il faut des heures de répétition, compter six à huit mois pour transformer pilotes et mécaniciens, décrit le spécialiste. Un F-16 ne prend en outre toute sa valeur qu’en étant intégré à un environnement connecté, notamment avec la présence d’Awacs [avions de surveillance et de commandement]. Réussir par ailleurs à détruire les batteries antiaériennes russes tout en protégeant les bases d’où ces avions décolleront ne sera pas une mince affaire. »

Au-delà des risques d’escalade avec Moscou, difficiles à mesurer selon les experts, l’envoi d’avions de chasse demeure une option qui est loin de faire consensus. « C’est hors de question, a déclaré le nouveau ministre de la défense allemand, Boris Pistorius, interrogé sur le sujet par le journal Süddeutsche Zeitung, le 27 janvier. Nous nous aventurerions dans une dimension que je déconseille actuellement. » Une prise de position confirmée par le chancelier allemand, Olaf Scholz, interrogé par le journal Tagesspiegel, dimanche 29 janvier : « La question des avions de combat ne se pose même pas. Je ne peux que déconseiller d’entrer dans une guerre d’enchères constante quand il s’agit de systèmes d’armes. »