Décarboner le transport aérien ?

Source: Le Monde

« Il n’y a pas de solution miracle pour décarboner l’aviation »

Propos Recueillis Par Gu. D.

Historien de l’aéronautique, Jean-Marc Olivier est professeur à l’université Toulouse-Jean Jaurès et coordinateur du groupe Aéro au sein du laboratoire Framespa (UMR 5136 CNRS). Il a notamment publié 1970. Airbus, naissance d’un géant industriel (Editions midi-pyrénéennes, 2020).

La décarbonation du transport aérien s’annonce-t-elle comme un virage historique ?

La réflexion sur les carburants du futur est engagée, chez Airbus comme dans l’aviation légère. Plusieurs pistes sont explorées, mais certains estiment qu’il vaut mieux continuer à brûler du kérosène qu’installer des batteries trop lourdes et à durée de vie limitée. Car certains remèdes pourraient faire plus de mal que de bien en matière d’émissions de CO2.

A quelles grandes étapes technologiques du passé peut-on comparer ce qui se passe aujourd’hui ?

Dans les années 1930, les avions de ligne n’étaient pas capables de traverser l’Atlantique. On a alors développé les dirigeables. La firme allemande Zeppelin a réussi à faire voler le plus grand véhicule aérien de l’histoire entre l’Europe et les Etats-Unis, le LZ 129 Hindenburg, qui était gonflé à l’hydrogène. L’aventure s’est soldée par un incendie spectaculaire à l’atterrissage, en 1937. Aussitôt après, il y a eu un engouement pour l’hydravion. C’était un rêve, mais les appareils étaient à la fois de mauvais avions et de mauvais bateaux. Sur les six hydravions géants Latécoère 631 qui traversaient l’Atlantique entre 1945 et 1955, deux se sont écrasés avec des passagers à bord.

Tout a changé avec la seconde guerre mondiale…

La guerre sert souvent à franchir des caps techniques. Durant le conflit, le constructeur américain Douglas a connu un succès phénoménal avec son DC-3, l’avion de ligne le plus produit au monde, qui deviendra le moyen-courrier d’Air France dans l’après-guerre. C’est également après 1945 que des compagnies aériennes ont ouvert des lignes au-dessus de l’Atlantique, avec des aéronefs classiques comme le Douglas DC-4, le Lockheed Constellation ou le De Havilland Cometpremier avion commercial propulsé par des turboréacteurs.

L’hydrogène revient aujourd’hui au premier plan. Cela vous paraît-il sérieux ?

L’important est de bien en mesurer les conséquences. L’hydrogène peut être utilisé en théorie pour faire voler les avions. Sauf qu’il est extrêmement dangereux, pour les avions en vol et pour les aéroports qui devraient le stocker au sol. La pile à combustible pourrait être la solution, en utilisant non pas l’hydrogène lui-même, mais l’énergie que peut générer l’hydrogène pour produire de l’électricité à bord. L’ennui, c’est qu’il faudrait des batteries trois fois plus légères qu’elles ne le sont actuellement.

Les biocarburants peuvent-ils répondre à la problématique ?

L’utilisation de la biomasse va nécessairement finir dans une impasse. Les commandes d’avions auprès des constructeurs aéronautiques battent des records dans le monde, les huiles usagées ou les déchets forestiers et agricoles ne suffiront pas à remplacer le pétrole pour les faire voler. Il n’y a pas de solution miracle.

L’avion « propre » est-il une chimère ?

Le sujet doit être abordé de manière très globale, de façon à éviter des coûts économiques et écologiques monstrueux. La production d’hydrogène nécessite en effet des quantités d’électricité énormes. La profession ne peut pas pour autant rester les bras ballants, compte tenu du développement du transport aérien en Chine et en Inde. Les jeunes générations, y compris dans des écoles d’ingénieurs comme l’ISAE-Supaéro, à Toulouse, réclament a minima des avions moins polluants.

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Confronté au défi de la décarbonation, le secteur aérien se rue sur les « fuels » alternatifs et durables issus de déchets et de résidus agricoles. En attendant l’avènement du kérosène de synthèse, obtenu en captant le CO2, mais aux coûts encore prohibitifs

Guillaume Delacroix, Avec Sara Berri Et Benjamin Martinez (Infographie)

DOSSIER

En arrivant à Saint-Ouen (Seine-Saint-Denis), aux portes de Paris, la vision d’une vingtaine de geeks trentenaires fourmillant dans un entrepôt renvoie inévitablement à une légende. Celle de Steve Jobs bidouillant dans son garage, en 1976, l’ordinateur qui donnera naissance à Apple. Sarah Lamaison n’en est pas encore là. Mais dans les locaux de 600 mètres carrés que cette jeune polytechnicienne, passée par le Collège de France et l’université californienne Stanford, occupe depuis quelques mois avec David Wakerley, un Anglais de Nottingham formé à Cambridge, il flotte comme un parfum de futur.

Leur start-up, Dioxycle, travaille à la mise au point d’une machine à photosynthèse artificielle destinée à fabriquer un nouveau carburant qui pourrait, demain, faire voler les 30 000 avions en circulation autour de la Terre. L’appareil, sorte d’accordéon ventru enfermé dans une cage en verre,« imite les plantes en captant le dioxyde de carbone [CO2] de l’air, non pas avec l’énergie de la lumière, mais avec celle de l’électricité », explique Sarah Lamaison. L’engin fait subir au CO2 une électrolyse (une réaction chimique grâce à un courant électrique), en lui faisant traverser un millefeuille de membranes métalliques. A la sortie, il fournit du monoxyde de carbone (CO), un composant indispensable à la fabrication du kérosène de synthèse, qui pourrait remplacer un jour le kérosène fossile. De quoi aider les compagnies aériennes à participer à l’objectif de neutralité carbone que s’est fixé l’Union européenne pour 2050. L’enjeu est phénoménal.

« Si le passager d’un avion consomme aujourd’hui cinq fois moins d’énergie qu’il y a cinquante ans, le trafic aérien, lui, a été multiplié par treize », rappelle Florian Simatos, professeur de statistiques à l’école d’ingénieurs ISAE-Supaéro de Toulouse. Résultat, les émissions de CO2 du transport aérien ont presque triplé sur un demi-siècle. Rien qu’en France, elles ont atteint 24 millions de tonnes en 2019, soit 5 % du total des émissions du pays.

Dioxycle n’a pas vocation à réaliser toute la chaîne de production, car la transformation du monoxyde de carbone (CO) en carburant prêt à l’emploi est maîtrisée de longue date par les géants de la pétrochimie, notamment dans les pays n’ayant pas de pétrole mais beaucoup de charbon. Le procédé le plus connu, appelé « Fischer-Tropsch », est la spécialité du sud-africain Sasol, mais Shell, BP ou TotalEnergies le connaissent bien eux aussi. Cependant, aucune grande firme n’est encore positionnée sur la partie en amont : la conversion du CO2 en CO. « C’est l’étape la plus délicate pour obtenir des carburants de synthèse, précise David Wakerley. Nous voulons aller chercher le CO2 à la source, en installant notre dispositif dans les cheminées des usines, les aciéries, par exemple. »

Le prototype de Dioxycle avale actuellement 10 kilogrammes de CO2 par jour, mais l’idée est d’avoir, à terme, une machine dix fois plus puissante. « Nous démarchons les sidérurgistes en leur disant qu’au lieu de payer la taxe carbone, ils pourraient nous donner le CO2 qu’ils émettent. Cela soulève un réel intérêt de leur part », affirme le jeune chercheur. La photosynthèse artificielle projette l’aviation dans un avenir relativement lointain. L’électrolyse du CO2 en CO est en effet extrêmement énergivore. Il faudrait d’abord que la production d’électricité augmente considérablement. Et que cette électricité soit d’origine renouvelable, sans quoi le bilan carbone du dispositif n’aurait plus aucun intérêt.

Dans un rapport publié en mai 2022 dans le cadre de l’initiative Clean Skies for Tomorrow (« des cieux purs pour demain ») du Forum économique mondial, le cabinet de conseil McKinsey jugeait cette technologie prometteuse pour « les décennies à venir ». A trois réserves près : que les tarifs de l’électricité renouvelable baissent « d’environ 30 % » ; que les coûts de la technologie de l’électrolyseur diminuent « d’environ 50 % » ; et que le carbone puisse être à terme capté directement dans l’air, à un coût inférieur « de 50 % à 80 % » à ce qu’il est aujourd’hui. Or, le transport aérien ne peut se permettre d’attendre un tel scénario, l’Europe et les Etats-Unis ayant l’intention de fixer bientôt des ratios minimaux de carburant d’aviation durable (CAD) dans les aéronefs. « Le kérosène de synthèse sera très intéressant au-delà de 2035. Mais avant qu’il ne devienne économiquement viable, il faut se concentrer sur les agrocarburants, à condition de disposer des capacités de production, ce qui est encore loin d’être le cas », résume Hemant Mistry, directeur de la transition énergétique à l’Association du transport aérien international. 

La France, depuis janvier 2022, demande aux groupes pétroliers d’introduire 1 % de carburant d’aviation durable dans leur kérosène fossile, un taux qui passera à 1,5 % en 2024. L’Allemagne s’y attellera en 2026. A l’échelle européenne, un projet de règlement, ReFuelEU Aviation, a été voté au Parlement en juillet 2022. La finalisation du texte par les Etats membres a traîné en longueur, mais elle pourrait intervenir fin avril. L’objectif est d’imposer, dès 2025, une proportion de carburant d’aviation durable de 2 % dans les réservoirs des avions, puis, en 2030, de 5 %, avec une part de kérosène de synthèse que le Conseil européen souhaiterait fixer à 0,7 %, alors que le Parlement a mis la barre à 2 %.

Le secteur « joue sa survie »

« L’important est de savoir ce que l’on fait pour arriver à 5 % de CAD en 2030, puis à 32 % en 2040 et à 63 % en 2050, comme c’est envisagé », observe Matteo Mirolo, expert du sujet à l’ONG Transport & Environment, dont le siège est à Bruxelles. Si vingt-huit projets de kérosène de synthèse sont étudiés par des start-up, comme Dioxycle ou la danoise Arcadia, qui prévoit de commencer à en produire dès 2026, la réalité du moment est celle de la ruée sur les agrocarburants, de préférence issus des déchets agricoles ou alimentaires.

D’après l’Académie des technologies, un groupement de 360 personnalités des secteurs économique, scientifique et éducatif, le besoin en carburant d’aviation durable en 2050 sera de l’ordre de 30 millions de tonnes en Europe, sachant qu’un tiers de ce total devra être satisfait dès 2035. « Pour le moment, les agrocarburants sont plus “sexy” que le kérosène de synthèse, car ils reposent sur l’idée que les déchets sont l’avenir de l’humanité », note M. Mirolo.

Depuis quelques mois, les compagnies aériennes montrent un appétit féroce pour ces fuels d’origine agricole, signant des contrats pluriannuels chiffrés en millions de tonnes. American Airlines, Cathay Pacific, Delta, easyJet, Korean Air, Lufthansa, Ryanair, United Airlines, Wizz Air… Toutes disent vouloir sécuriser leurs approvisionnements. « Les carburants d’aviation durable étant encore produits en quantité limitée, leur prix est de quatre à huit fois supérieur à celui du kérosène fossile. En augmentant la demande, nous entendons jouer un rôle dans le développement des chaînes de production nécessaires », précise-t-on à Air France-KLM, qui a signé en 2022 ses deux premiers contrats fermes pour 1,6 million de tonnes d’ici à 2036 avec le groupe pétrolier finlandais Neste et l’américain DG Fuels ainsi qu’un protocole d’accord avec TotalEnergies pour 800 000 tonnes en plus. L’ambition de la compagnie est de faire voler ses avions avec 10 % de CAD d’ici à 2030.

« Les agrocarburants redeviennent à la mode tous les dix ans, quand il y a des tensions sur le prix du pétrole », constate avec froideur Helga-Jane Scarwell, professeure des universités à Lille, qui avait soutenu sa thèse sur le sujet en 1993. Le secteur « joue sa survie », estime pour sa part Florence Delprat-Jannaud, directrice du département produits énergétiques à l’IFP Energies nouvelles : « Ces énormes contrats d’approvisionnement résultent d’une prise de conscience environnementale. Même si certains citoyens veulent réduire leurs déplacements en avion, le secteur aérien devra se décarboner. »

Comme les avions ne sont pas près d’être propulsés à l’hydrogène, à part sur les petites distances, les agrocarburants sont la seule solution disponible à court terme. Son avantage : nul besoin de modifier le moteur, et encore moins la structure des avions, contrairement à l’automobile qui doit, elle, être conçue autrement pour basculer dans le tout-électrique.

Afin de ne pas priver l’agroalimentaire de ressources, comme ce fut le cas par le passé pour les carburants d’origine agricole destinés aux voitures, les fabricants d’agrocarburants d’aviation ne consomment ni maïs, ni betterave, ni colza. Les compagnies le jurent, elles n’ont pas non plus recours à l’huile de palme, synonyme de déforestation, mais aux déchets et aux résidus forestiers et agricoles, comme la paille. Ceux-ci peuvent être transformés en carburant par traitement thermochimique, comme s’y emploie le néerlandais SkyNRG, en partenariat avec KLM, ou convertis en éthanol, ce que fait l’américain LanzaJet en Belgique, en association avec ArcelorMittal.

Ces ressources végétales ne sont pas illimitées, mais une étude de l’Imperial College de Londres pour Concawe, un groupement de multinationales pétrolières, prétend que la disponibilité suffirait à décarboner l’aérien. « Dans l’Hexagone, la collecte de déchets et de résidus agricoles et forestiers pourrait permettre de remplacer 50 % des carburants liquides fossiles à l’horizon de 2035 », assure Mme Delprat-Jannaud. Un calcul qui laisse sceptique Med Kechidi, professeur en sciences de gestion à Toulouse. « Il est improbable que la biomasse suffise, du fait des besoins actuels énormes du secteur automobile », relève-t-il.

Huile de cuisson et graisse animale

En outre, cette matière première est extrêmement dispersée et suppose de résoudre la question de sa collecte. D’où, sans doute, l’inquiétude du monde aéronautique, qui craint de ne pas peser lourd face aux lobbys automobiles et à leur capacité à convaincre les pétroliers. D’où, aussi, l’intérêt porté aux huiles de cuisson usagées et aux graisses animales qui ne sont pas utilisées à des fins alimentaires. « C’est aujourd’hui la seule source industriellement disponible et à coût accessible », fait remarquer un porte-parole de TotalEnergies.

L’acteur dominant dans les agrocarburants d’aviation est, de loin, le finlandais Neste. Celui-ci dit avoir investi 2 milliards de dollars (1,84 milliard d’euros) pour construire une usine à Singapour, qui doit être inaugurée en mai, et une autre à Rotterdam (Pays-Bas), censée ouvrir à la fin de 2023. « La mutation du transport aérien va prendre de quinze à vingt ans. La demande n’est pas encore vraiment là, car les prix sont élevés, l’offre tarde donc à se mettre en place. Il faut absolument que les Etats stimulent l’émergence d’un nouveau marché qui va mobiliser des centaines de milliards de dollars », préconise Jonathan Wood, vice-président de Neste.

Pour l’heure, les compagnies aériennes font la course aux agrocarburants, faute de mieux. « En réalité, les filières se succéderont les unes aux autres, avec des périodes de recouvrement dans le temps. A l’avenir, il n’y aura plus un kérosène fossile unique sur les aéroports, mais la coexistence de plusieurs carburants plus ou moins durables », prédit Laurent Joly, directeur de l’Institute for Sustainable Aviation, créé il y a un an. A Saint-Ouen, la petite société Dioxycle a du pain sur la planche. Le kérosène de synthèse, pour l’heure, est de six à huit fois plus cher que le kérosène fossile. De quoi promettre un avenir bien sombre au voyage aérien à bas coût.

et encore (les Echos)