Trente ans après

Des « dividendes de la paix » aux coûts de la guerre économique

Sophie Fay (Service Économie)

Journal: Le Monde

ANALYSE

Après la chute du mur de Berlin, puis l’effondrement de l’Union soviétique et l’intégration de la Chine dans le commerce mondial, Francis Fukuyama annonçait « la fin de l’histoire » et Thomas Friedman, chroniqueur au New York Times, affirmait que, désormais, « la Terre est plate », comme un « nouveau terrain de jeu planétaire » pour les entreprises, sans frontières ni obstacles.

Cette nouvelle ère n’aura duré que trente ans, pendant lesquels Etats et entreprises ont touché les « dividendes de la paix ». Au cours de cette période, les économistes occidentaux se sont souciés de croissance, d’innovation, de la montée des inégalités, de lutte contre la pauvreté, mais beaucoup moins de souveraineté et de guerre économique.

Les délocalisations inquiétaient de temps à autre, mais les bénéfices de la mondialisation sur les prix finissaient par l’emporter dans les débats. Les Etats-Unis, eux, se sont rassurés avec une domination numérique (les GAFA) et monétaire (le dollar). Soucieuses de reconquérir leur puissance passée, la Chine et la Russie, elles, ont été plus stratèges, la première devenant l’usine du monde, la seconde maniant habilement l’arme du gaz.

Il aura fallu le Covid-19, puis la guerre en Ukraine pour que l’Europe se réveille et admette que les dividendes de la paix ne sont pas éternels. Se pose alors une question : si les Etats doivent augmenter leurs dépenses militaires et si les entreprises perdent les économies qu’elles ont faites grâce à la fluidité du commerce mondial, qui va payer cette facture ? Quelle conséquence risque-t-elle d’avoir sur cette inflation qui complique déjà singulièrement la vie des ménages ?

Pénuries et hausses de prix

La manne des dividendes de la paix est vite calculée. L’économiste Kenneth Rogoff l’a fait pour les finances publiques. Les dépenses de défense sont passées, selon la Banque mondiale, de plus de 4 % du PIB mondial en 1985 à 2,2 % aujourd’hui, soit une économie de 2 000 milliards de dollars (1 869 milliards d’euros). Pour les Etats-Unis, l’effort de défense est passé de 6,9 % du PIB en 1989 à 3,5 % en 2021 : cela a libéré 600 milliards de dollars. En France, ces dépenses dépassaient 3 % du PIB à la fin des années 1980 et sont retombées à moins de 2 %, un différentiel d’environ 30 milliards d’euros.

Les grandes entreprises sont aussi largement gagnantes grâce à la « globalisation de la valeur », comme le rappelle Alain Quinet dans Economie de la guerre (Economica, 288 pages, 37 euros). Enseignant à l’Académie militaire de Saint-Cyr Coëtquidan, cet économiste est aussi directeur de la stratégie de SNCF Réseau. « Dans les années 1990, rappelle-t-il, les entreprises des pays les plus avancés ont tiré parti des différences de coûts entre le pays où leur siège était installé et les pays producteurs des différents composants intermédiaires. » Elles n’ont conservé « sur le sol national [que] les tâches les plus créatrices de valeur – R&D, design, marketing, service après-vente – délocalisant la fabrication », pour améliorer leur rendement. Or, « plus le rendement recherché est élevé, plus le risque sur les approvisionnements tend à augmenter », rappelle M. Quinet.

Ce risque s’est matérialisé avec la pandémie de Covid-19 et la fermeture de la Chine, puis d’autres pays ou grands ports : impossible de trouver des masques, de maîtriser les composants nécessaires à la fabrication d’un vaccin ou de s’approvisionner en semi-conducteurs. Mais ce n’était qu’un début. La guerre en Ukraine a fait apparaître d’autres pénuries et a entraîné des hausses de prix inattendues.

Puis la transition vers la mobilité électrique dans l’automobile a pris le relais, jouant à son tour ce rôle de révélateur. A ce jour, aucun constructeur européen n’est capable de produire une voiture sans fournisseur asiatique et le plus souvent chinois. La batterie représente 40 % de la valeur d’une voiture électrique. Or, la Chine contrôle largement les matières premières et le traitement industriel nécessaires à sa fabrication, plaçant le reste du monde dans une dangereuse dépendance.

« L’équilibre rendement-risque d’une entreprise privée peut être différent de l’équilibre rendement-risque souhaité par la société et l’Etat », souligne Alain Quinet. Mais qui s’en est soucié ces dernières années ? « Une entreprise peut être incitée, pour maximiser son rendement, à choisir une exposition au risque supérieure au niveau socialement désiré, explique-t-il, simplement parce qu’elle ne valorise pas les conséquences de long terme de cette prise de risque. » Cela pose une question essentielle : comment faire payer à l’entreprise le risque qu’elle fait courir à la société et à l’Etat ? Pour l’instant, elle est sans réponse.

Une récente étude menée par la société de services informatiques et de conseil Capgemini sur l’industrie automobile montre que les entreprises du secteur ont bien reçu le message. Selon ce document, au cours des deux dernières années, les constructeurs européens ont favorisé un approvisionnement local en réduisant de 25 % l’achat de composants produits sur un autre continent. Ils augmentent aussi leurs stocks pour être plus résilients et ne pas être contraints d’arrêter leurs usines à chaque pénurie ou rupture de la chaîne.

Toutefois, ce mouvement n’est pas sans soulever de nouvelles difficultés. La première, selon Capgemini, c’est qu’ils font payer le coût à leurs sous-traitants. La deuxième est inquiétante à plus long terme. Ces fournisseurs, pour ne pas trop dégrader leur rentabilité, diffèrent parfois les efforts nécessaires pour décarboner leur processus de production ou augmenter la part des matériaux recyclés dans leur processus de fabrication. « Un constructeur sur trois [sur le plan mondial] n’a pas de stratégie globale en matière de développement durable », tacle l’étude. Après la souveraineté économique, il serait encore plus que dangereux de sacrifier le climat.