Le réarmement mondial

Source: Le Monde

Comment le monde se réarme depuis la guerre en Ukraine

La hausse spectaculaire des dépenses militaires au niveau mondial est encore plus marquée en Europe, où elles dépassent pour la première fois celles de 1989, à la fin de la guerre froide 

Cédric Pietralunga Et Élise Vincent

La mise en scène n’est pas passée inaperçue dans les milieux feutrés de l’industrie de défense. Lors de la Defence & Security Equipment International, l’une des plus importantes foires d’équipement militaire mondiales, qui se tenait sur les docks de Londres, du 12 au 15 septembre, un stand battant pavillon ukrainien et exposant des maquettes de drones avait ostensiblement été installé face à celui – imposant – de BAE Systems, le géant de la défense britannique qui occupe traditionnellement l’un des plus grands espaces de cet événement bisannuel. Une façon pour les Britanniques d’afficher leur collaboration militaire resserrée avec Kiev. Le signe, surtout, que des bouleversements sont à l’œuvre dans la géopolitique mondiale de l’armement depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie.

Alors que le conflit entre Kiev et Moscou, commencé le 24 février 2022, entame son troisième hiver, les spécialistes partagent désormais une certitude : la période des « dividendes de la paix » − expression inventée, en 1990, par Laurent Fabius, alors président de l’Assemblée nationale, pour désigner un monde post-guerre froide, dans lequel les Etats n’avaient plus la nécessité d’investir dans le secteur militaire − est bel et bien révolue. L’entrée des troupes russes en Ukraine a eu l’effet d’un électrochoc. Après plusieurs décennies, durant lesquelles l’engagement des armées occidentales se limitait à des guerres asymétriques ou contre-insurrectionnelles, en Afghanistan, en Irak ou au Sahel, la perspective d’une guerre conventionnelle interétatique et d’envergure est redevenue plausible.

L’indicateur le plus significatif de cette prise de conscience est la hausse spectaculaire des dépenses militaires au niveau mondial. En 2022, celles-ci ont atteint un « niveau record » de 2 240 milliards de dollars [2 055 milliards d’euros] en termes réels – soit une hausse de 3,7 % en un an, selon le rapport annuel de l’Institut international de recherche sur la paix de Stockholm (Sipri), publié en avril. Les Etats européens, qui avaient été pris de court par l’invasion de l’Ukraine, sont ceux qui se réarment le plus vite. Leurs dépenses dans le secteur ont atteint 480 milliards de dollars en 2022 – soit 13 % de plus qu’en 2021. Pour la première fois, elles dépassent celles de 1989, à la fin de la guerre froide. Les augmentations les plus marquées s’observent sur le flanc est, là où la crainte d’une agression russe est la plus vive : 11 % en Pologne, 12 % en Suède, 27 % en Lituanie, 36 % en Finlande… Dans le même laps de temps, les importations d’armement en Europe ont presque doublé (+ 93 %), tirées par les livraisons massives destinées à Kiev, devenu troisième destination mondiale.

Si cette progression est spectaculaire depuis l’invasion russe de l’Ukraine, ce vaste réarmement a en fait commencé dès 2014, après l’annexion de la péninsule de Crimée et d’une partie du Donbass par des séparatistes prorusses. « Le changement d’échelle du conflit entre l’Ukraine et la Russie en 2022 n’a fait qu’accélérer un mouvement déjà bien entamé. La tendance était déjà visible auparavant », note Yohann Michel, chercheur à l’Institut international d’études stratégiques, basé à Londres. De nombreux pays, issus de l’ancien bloc soviétique, ont plus que doublé leurs dépenses militaires depuis 2014. « La guerre en Ukraine a agi comme un révélateur politique, et sensibilisé les pays européens aux nécessités qu’implique un conflit de haute intensité », résume Kévin Martin, spécialiste des questions d’armement à la Fondation pour la recherche stratégique, un think tank français.

De l’autre côté du globe, le réarmement est dopé par l’exacerbation des tensions sino-américaines autour de l’île de Taïwan, dont Pékin revendique la souveraineté. Les dépenses militaires de la Chine, dont le budget de la défense était déjà le plus élevé au monde, derrière les Etats-Unis, ont augmenté en 2022, pour la 28année de suite, atteignant un montant inédit estimé à 292 milliards de dollars (+ 4,2 %). Celles du Japon atteignent 46 milliards de dollars en 2022 – 1,1 % du PIB national –, soit leur niveau le plus élevé depuis 1960. La guerre en Ukraine demeure toutefois le principal moteur du remodelage des flux mondiaux des ventes d’armes.

La supériorité des États-Unis

Sur ce nouvel atlas, les Etats-Unis restent le premier marchand d’armes, avec 40 % des exportations mondiales en 2022, en grande partie sous l’effet des livraisons massives à Kiev (plus de 44 milliards de dollars depuis le début de la guerre). Cette supériorité est également liée aux acquisitions européennes : plus de 60 % des achats hors des pays de l’Union européenne concernent du matériel américain, selon une étude de l’Institut de relations internationales et stratégiques, publiée en septembre. Les entreprises américaines continuent de dominer le marché, quarante d’entre elles figurant dans le top 100 des fabricants d’armes et des fournisseurs de services militaires. En 2021, selon le Sipri, elles ont totalisé 299 milliards de dollars de ventes à travers le monde.

Le marché mondial de l’armement voit aussi émerger de nouveaux acteurs. Le plus agressif d’entre eux, la Corée du Sud, était en mesure de se positionner sur des contrats alors que la guerre en Ukraine venait à peine d’éclater. En juillet 2022, Séoul signait avec la Pologne un accord à hauteur de plus de 9 milliards de dollars, comprenant la vente de quelque 980 chars (de type K2, son modèle phare), 648 obusiers (de type K9) et 48 avions de chasse d’entraînement (FA-50). Le volet terrestre a été mis en production dès le mois d’octobre 2022, avec de premières livraisons de chars – une douzaine – à Varsovie, en décembre de la même année. Le tout avec la promesse qu’une partie de ces blindés seraient fabriqués sur le territoire polonais.

« Cela fait dix ans que les Sud-Coréens ont réinvesti dans leur industrie de défense et sont en mode “économie de guerre”, en raison des tensions avec la Corée du Nord. Cette avance en ce qui concerne prix, qualité, stock, souplesse dans les clauses de transfert de technologie et vitesse de production par rapport aux industriels européens, les a rendus très compétitifs », reconnaît le général Jean-Marc Duquesne, délégué général du Groupement des industries françaises de défense et de sécurité terrestres et aéroterrestres. Les matériels coréens sont en outre compatibles avec nombre d’équipements américains utilisés au sein de l’OTAN. « Le conflit ukrainien a remis le char de bataille sur le devant de la scène. Beaucoup de pays ont découvert qu’ils devaient renouveler leur parc, et ils se sont tournés vers la Corée du Sud, l’un des seuls producteurs existants capable de livrer vite et en masse », abonde Yohann Michel.

Israël, acteur majeur du secteur avant l’invasion de l’Ukraine, en particulier sur le segment du cyber et des drones, a également opéré une percée inattendue sur le marché européen, traditionnelle chasse gardée des industriels otaniens. En octobre 2022, face aux inquiétudes des pays d’Europe orientale concernant leur défense antiaérienne, l’Allemagne a lancé un vaste projet de « bouclier du ciel » (European Sky Shield Initiative, dit « ESSI »), ralliant dix-sept Etats – dont le Royaume-Uni et les Etats baltes.

Pour se protéger de menaces allant de l’attaque de drones aux missiles balistiques, ce bouclier doit intégrer divers dispositifs, dont le système israélien Arrow 3 – parmi les plus sophistiqués au monde et conçu pour stopper les missiles de longue portée. Développé par l’Etat hébreu, depuis les années 1990 pour intercepter les roquettes en provenance de Gaza ou du sud du Liban, il est une des composantes du Dôme de fer, très actif depuis le 7 octobre et la guerre opposant l’armée israélienne au mouvement palestinien du Hamas. L’Allemagne a voté, en juin, la première tranche nécessaire à son acquisition, soit 560 millions d’euros, sur un montant total de 4 milliards d’euros. Sept mois après avoir intégré l’OTAN, et face à la menace que représente la Russie, avec laquelle elle partage 1 340 kilomètres de frontière terrestre, la Finlande a annoncé, le 12 novembre, avoir signé avec Israël un accord de 317 millions d’euros pour acquérir le système antimissile Fronde de David.

Effets des sanctions internationales

Dans ce réarmement brutal généré par la guerre en Ukraine, d’autres Etats, mis au ban de la communauté internationale et sous sanctions, ont réussi à se frayer un chemin, en réponse aux besoins de la Russie : l’Iran et la Corée du Nord. Les données les concernant sont parcellaires, et les chiffres dérisoires à l’échelle des montants de transferts d’équipements militaires à travers la planète. Alors que, entre 1992 et 2022, la République islamique d’Iran était classée au 38e rang des exportateurs d’armement (0,007 % des flux mondiaux), elle a été propulsée à la 16e place en 2022 (0,38 % des flux mondiaux), en grande partie sous l’effet de ses exportations de drones. Notamment les Shahed, ces drones kamikazes régulièrement envoyés par salves sur les villes ukrainiennes, par les forces russes. En octobre, le renseignement américain a indiqué que la Corée du Nord avait livré « plus de mille conteneurs » d’armes et de munitions à Moscou, sachant qu’il existe une certaine compatibilité entre l’armement russe et nord-coréen, particulièrement en matière de pièces d’artillerie de 152 mm.

Alors que la Russie occupait historiquement la deuxième place du classement des pays exportateurs d’équipement militaire dans le monde, elle est sur le point d’être rétrogradée en troisième position. « Depuis la guerre froide, les Etats-Unis accaparaient entre 35 % et 40 % du marché mondial, la Russie entre 20 % et 25 %, et la France, qui a toujours été un important exportateur pour financer l’entretien de sa dissuasion nucléaire, entre 5 % et 10 %. Contraint de réorienter une partie de ses armements pour ses propres besoins, Moscou est tombé, en 2022, à environ 9 % de part de marché, soit presque une division par plus de deux de ses exportations en un an », résument Jean Belin, maître de conférences à l’université de Bordeaux, et Julien Malizard, cotitulaires de la chaire Economie de défense à l’Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN).

Cette baisse s’était amorcée avant la guerre, sous l’effet des sanctions internationales mises en place contre Moscou, dès 2014, mais la guerre en Ukraine a accéléré le décrochage. Les exportations russes d’armement vers l’Inde, très ancien client de Moscou, avec lequel New Delhi a bâti l’essentiel de son outil de défense, ont ainsi chuté de 37 % entre 2018 et 2022. L’Inde cherche à se construire une autonomie stratégique autour du concept « Make in India », en fabriquant elle-même certains de ses équipements militaires. Cette tendance est aujourd’hui renforcée par la difficulté de la Russie à honorer l’ensemble de ses livraisons, alors qu’elle doit regarnir son propre appareil de défense éreinté par le conflit ukrainien. « Malgré la baisse constante du volume des exportations russes depuis une décennie, qui devrait s’accélérer dans les prochaines années en raison des sanctions occidentales, des pays non alignés peuvent avoir un intérêt à continuer d’acheter des équipements russes, les ventes d’armes restant quelque chose de très politique », nuance Kévin Martin.

L’Afrique subsaharienne, que Moscou a décidé de « réinvestir » ces dernières années, entre autres pour tenter d’en évincer les Occidentaux, France en tête, est ainsi une région où les exportations russes n’ont pas été significativement modifiées, relève Pieter Wezeman, chargé, pour le compte du Sipri, de suivre ces flux vers le continent africain. « La Russie a pu maintenir son niveau d’exportations, donc d’influence, car les équipements concernés sont peu sophistiqués et ne nécessitent pas de composants dont la Russie manque dans la guerre qu’elle mène en Ukraine, analyse-t-il. Les flux sont par ailleurs relativement peu importants en volume, tout en ayant un impact fort sur des armées souvent sous-équipées. »

Perte d’influence de la France

La France n’a pas réussi à regagner du terrain sur le continent africain, où elle a perdu son influence tant diplomatique que militaire (depuis que ses troupes sont contraintes de quitter le Sahel), et ce malgré un contexte tendu pour la Russie, lié à son effort de guerre sur le front ukrainien. « Il y a dix ans, être entrepreneur français en Afrique était un avantage. Il y a cinq ans, c’était neutre. Mais, depuis deux ans, c’est un problème », résume le patron d’une société de sécurité de l’Hexagone, sous le couvert de l’anonymat. Paris peine aussi à se positionner sur le marché européen. Si la France a globalement profité du boom des ventes d’armement dans le monde, avec une hausse de 44 % de ses exportations sur la période 2018-2022, par rapport à 2013-2017, c’est principalement sous l’effet de l’explosion de ses exportations de Rafale. Aujourd’hui, son industrie de défense doit batailler pour se positionner sur les marchés.

Pour remplir leurs carnets de commandes, les industriels français peuvent s’appuyer sur la nouvelle loi de programmation militaire, votée en juillet – un an avant la date prévue –, qui promet aux armées un montant « historique » de 100 milliards d’euros d’ici à 2030. Cet effort vise notamment à moderniser l’appareil militaire français et au remplacement nécessaire du matériel cédé à Kiev, dont le montant est estimé à 1,7 milliard d’euros, selon un rapport parlementaire rendu public le 8 novembre.

Mais dans la conquête des marchés ouverts dans le sillage de la guerre en Ukraine, analyse un cadre du secteur, la France a « pris du retard ». Beaucoup d’acteurs du secteur considèrent que ces difficultés sont liées à la partition diplomatique alambiquée du chef de l’Etat français à l’égard du Kremlin, aux lourdeurs administratives des processus d’achat des armées et à une frilosité générale sur les transferts de technologie. Alors que le marché ukrainien apparaît saturé par la concurrence, en particulier de Washington et de Londres, qui ont fortement investi les réseaux de sécurité et de défense du pays depuis 2014, Paris tente de défricher des zones périphériques soumises elles aussi à des tensions : l’Arménie, le Kazakhstan ou encore l’Ouzbékistan, où Emmanuel Macron s’est rendu les 1er et 2 novembre.

Si la hausse des ventes d’armes, observée depuis le début de la guerre en Ukraine, est spectaculaire en prix constants, elle demeure toutefois à des niveaux modérés ramenée au produit intérieur brut (PIB) des pays concernés. En 2023, rares sont ceux dont les dépenses de défense dépasseront les 2 % de leur PIB, c’est-à-dire le seuil minimal réclamé au sein de l’OTAN, sous l’insistance de Washington qui presse depuis des années les Européens de se réarmer, afin de pouvoir se désengager des affaires militaires du Vieux Continent. « Durant la guerre froide, le taux d’effort était bien supérieur, autour de 5 % à 6 % du PIB, précise Stéphane Audrand, consultant en risques internationaux. On assiste aujourd’hui plutôt à un rattrapage de la puissance militaire de certaines nations. »

Concrètement, l’augmentation des dépenses se traduit davantage par la modernisation des outils de défense que par un accroissement majeur de la taille des arsenaux. Avec la fin de la guerre froide, nombreux sont les pays qui ont progressivement réduit leurs parcs militaires ou abaissé le niveau d’entraînement de leurs troupes, tout en désinvestissant l’entretien des équipements restants, qu’il s’agisse de véhicules, de navires ou de toutes les structures informatiques d’alerte, de commandement et de communication. Les fonds injectés depuis 2022 sont surtout consacrés à une remise en condition opérationnelle et à des investissements dans la recherche et le développement. Ce constat s’applique à l’Allemagne, qui a débloqué la somme colossale de 100 milliards d’euros pour son armée, dès février 2022, et à la France, où, malgré les montants promis d’ici à 2030, le nombre de sous-marins, de bâtiments de surface et d’avions de chasse devrait rester à peu près identique, voire baisser dans le cas des blindés de l’armée de terre, dans les prochaines années.

Le segment des matériels dits « consommables », c’est-à-dire utilisés et perdus en grande quantité, devrait en revanche connaître une forte progression. « Les ventes d’armes en temps de paix ne ressemblent pas à celles en temps de guerre. Quand vous êtes en paix, vous achetez du technologique, assez cher et en petite quantité. Dans une guerre de haute intensité, il vous faut du volume, robuste, et l’obtenir rapidement », assure M. Audrand. Les munitions rôdeuses, également appelées « drones-kamikazes », que Russes comme Ukrainiens consomment en grande quantité, devraient ainsi connaître une forte croissance, tant leur efficacité sur le terrain est démontrée. « Le modèle économique des munitions rôdeuses et des drones consommables en temps de paix n’est pas évident à trouver, ajoute M. Audrand. Pour intéresser les armées, ces objets doivent avoir un coût unitaire très faible. En l’absence de conflit, les achats seront limités. »

La course à l’armement relancée par la guerre en Ukraine ne peut pas être financée de manière illimitée, anticipent enfin nombre d’acteurs du secteur de l’industrie de la défense, même s’ils se gardent d’en faire état publiquement. « Le mur de la dette est une réalité », préviennent à l’unisson MM. Belin et Malizard de l’IHEDN. « Aujourd’hui, les Etats ont des difficultés à financer leurs efforts de défense face au coût de la dette, aux impératifs d’éducation et de santé, et face aux préoccupations environnementales de leurs opinions publiques », soulignent les deux chercheurs. Aux Etats-Unis, l’adoption du budget de la défense pour l’année 2024 – d’un montant envisagé de plus de 800 milliards de dollars – suscite des débats enflammés, au risque d’hypothéquer le soutien militaire américain à l’Ukraine et à Israël.

En ces temps d’incertitude, Kiev a décidé de prendre les devants, et mis en place une stratégie visant à faire une force de ses faiblesses liées à la guerre. Il souhaite devenir une sorte de plate-forme d’exportation d’équipements de défense pour les pays occidentaux, axée sur le matériel militaire low cost. Dans cet objectif, l’Ukraine fait valoir son importante tradition industrielle, intimement liée à l’industrie de l’armement soviétique, et l’exploitation des vastes stocks d’armes qui lui ont été livrés depuis le début du conflit. Ses ambitions sont encouragées par les Etats-Unis et le Royaume-Uni, mais inquiètent des sociétés de défense européennes qui redoutent cette nouvelle concurrence. Pour l’heure, Kiev clame sa volonté de devenir le « nouvel arsenal du monde libre ».