Source: Le Monde
Ankara cherche des avions de combat pour rénover sa flotte
Faute d’obtenir des F-16 des Etats-Unis, la Turquie s’est tournée vers l’Eurofighter. Mais elle se heurte à l’opposition de l’Allemagne
Marie Jégo
Confrontée au vieillissement de sa flotte de combat, la Turquie est entrée dans le vif des discussions avec des Etats européens pour l’achat de quarante Eurofighter Typhoon, au moment où les Etats-Unis semblent peu pressés de lui vendre les quarante F-16 et les kits de réparation qu’elle réclame depuis deux ans.
Ces négociations interviennent à un moment de tension dans la relation américano-turque, Washington ayant conditionné la fourniture des avions à la ratification de l’adhésion de la Suède à l’Alliance atlantique, laquelle n’a toujours pas été approuvée par le Parlement turc.
« Nous voulons acheter l’Eurofighter. C’est un avion très efficace », a déclaré à la mi-novembre le ministre de la défense, Yasar Güler. Indiquant que deux des pays producteurs de l’Eurofighter Typhoon, le Royaume-Uni et l’Espagne, étaient prêts à le vendre à Ankara, M. Güler a ensuite expliqué que « ces pays s’efforcent désormaisde convaincre l’Allemagne ». De ce projet d’achat, il a aussi été question lors de la visite à Ankara, jeudi 23 novembre, du ministre britannique de la défense, Grant Shapps, avec lequel un renforcement de la coopération militaire a été évoqué.
Mais l’aval de l’Allemagne, membre du consortium qui fabrique l’Eurofighter, est loin d’être acquis pour la Turquie. Le président Recep Tayyip Erdogan a pu le mesurer au moment de sa visite à Berlin, le 18 novembre, le chancelier Olaf Scholz étant resté de marbre à l’évocation du sujet. « Il n’a fait aucun commentaire », a déploré le numéro un turc dans l’avion qui le ramenait à Ankara.
« S’ils veulent nous donner ces avions, qu’ils nous les donnent ! Sinon, nous pouvons frapper à d’autres portes, elles ne manquent pas », a-t-il martelé, rappelant au passage l’achat par la Turquie, membre de l’OTAN, des systèmes russes de défense aérienne S-400, conçus pour détecter les aéronefs de l’Alliance. Ce qui, en 2019, lui a valu d’être exclue du programme de fabrication et d’achat des avions américains F-35.
Le coup était rude, car Ankara misait justement sur l’acquisition de ces chasseurs furtifs de dernière génération pour renflouer sa flotte obsolète. Equipée de F-16 et de F-4 Phantom de conception ancienne, l’armée de l’air turque voit aujourd’hui ses avions parvenir en fin de vie, sans avoir de solution de rechange. Or, la modernisation de son armée de l’air est une priorité absolue pour M. Erdogan, avide de renforcer ses capacités de défense, ne serait-ce que parce que la Grèce a acquis des avions de combat Rafale et souhaite acquérir des F-35.
« Le refus des alliés de l’OTAN d’équiper la Turquie en avions de combat affaiblit sa position en tant que pilier oriental de l’Alliance. Auprès de qui sommes-nous supposés nous fournir désormais ? Pékin ? Moscou ? », interroge un diplomate turc, anonymement.
Le traumatisme des sanctions est resté vivace, au point qu’aucun responsable turc ne parle plus désormais en public d’acheter des Soukhoï Su-35 à la Russie. A cet égard, l’Eurofighter présente un avantage. « Face à l’impasse russe, il constitue une option sûre en matière de diplomatie de défense et de sanctions », explique Can Kasapoglu, chercheur à l’Institut Hudson (Etats-Unis) et spécialiste des questions de défense du groupe de réflexion EDAM à Istanbul.
Son acquisition par la Turquie apparaît toutefois improbable. En premier lieu parce que la coalition au pouvoir en Allemagne y est fondamentalement opposée. Une position valable pour la Turquie comme pour l’Arabie saoudite, qui s’est vu refuser récemment l’achat de quarante-huit avions de combat Eurofighter Typhoon alors qu’elle doit elle aussi renouveler sa flotte.
Jouer sur les deux tableaux
S’agissant d’Ankara, les objections du gouvernement allemand ne manquent pas, allant de l’érosion de l’Etat de droit aux bombardements par l’armée turque des Kurdes de Syrie, jadis alliés des Occidentaux. Sans parler des déclarations farouchement anti-israéliennes faites récemment par le président Erdogan, lesquelles ont remis de l’huile sur le feu.
Pour l’heure, le gouvernement turc espère toujours recevoir la commande passée aux Etats unis en octobre 2021, à savoir quarante F-16 ainsi que soixante-dix-neuf kits de modernisation pour les appareils existants au sein de sa flotte. En réalité, il joue sur les deux tableaux. « L’accord avec l’Eurofighter Typhoon ne tuerait pas du tout le projet de modernisation du F-16. Il faut bien comprendre que la Turquie ne cherche pas de remplaçant ou d’alternative. Idéalement, l’armée de l’air turque est prête à utiliser les deux simultanément », assure Can Kasapoglu.
« Si Londres réussissait à vaincre les réticences de l’Allemagne sur l’Eurofighter, et si l’accord s’étendait aux derniers modèles, cela fournirait alors à la puissance aérienne turque la solution provisoire qu’elle recherche, jusqu’à ce que son propre chasseur de cinquième génération, le TF-X Kaan, soit mis en service », ajoute le chercheur. C’est-à-dire pas avant 2030, soit la date à laquelle le TF-X Kaan, qui dépend d’un moteur de fabrication occidentale, devrait équiper l’armée de l’air, selon les plans turcs.
Ce point a également été abordé lors de la visite de Grant Shapps à Ankara. Depuis 2021, la Turquie travaille en étroite collaboration avec Rolls-Royce et BAE Systems, l’entreprise britannique spécialisée dans la défense et l’aérospatiale, pour développer les capacités furtives et les moteurs de son nouvel avion de combat, très attendu.