Source Le Monde
Guerre en Ukraine : la bataille de l’air se rééquilibre
KIEV – envoyé spécial
Entre la force navale, qui, de manière très inattendue, est parvenue à détruire 20 % de la flotte russe de la mer Noire, et les forces terrestres en grande difficulté dans le Donbass, la Force aérienne ukrainienne (FAU) se situe à un moment charnière. Mal préparée et souffrant d’un énorme désavantage numérique au début de l’invasion, elle a pourtant infligé, avant même l’arrivée d’avions de combat américains F-16, des pertes sévères à l’armée de l’air russe.
Depuis le début de l’année, deux avions de surveillance A-50 (les yeux et les oreilles de l’aviation russe) et un avion de commandement Il-22 ont été abattus par des systèmes antiaériens ukrainiens. Lesquels ont été furtivement avancés près de la ligne de front, surprenant les Russes. Par la suite, plus d’une dizaine de chasseurs bombardiers russes Su-34 et au moins un chasseur Su-35 auraient été abattus par ces mêmes systèmes, selon l’état-major ukrainien.
En tout, la Force aérienne russe (FAR) a perdu 105 avions, avance le site de renseignement d’origine sources ouvertes spécialisé Oryx (qui ne compte que les pertes prouvées par des documents visuels). Côté ukrainien, les pertes depuis le début de l’invasion s’élèvent à 75 avions de combat.
Le ministère russe de la défense donne une exagération grotesque (575 pertes), sachant que l’Ukraine possédait 98 avions de combat fin 2021 et n’a reçu, depuis, que 27 MiG-31 fournis en 2023 par la Pologne et la Slovaquie. Et, alors que les dommages essuyés par la FAR augmentent ces dernières semaines, l’Ukraine a subi les trois quarts de ses pertes, surtout au sol, durant les premiers mois de la guerre.
« Croquer l’ours russe »
Kiev doit impérativement briser la domination aérienne russe pour arrêter la progression des troupes russes dans le Donbass et espérer, à terme, reconquérir ses territoires occupés. La FAR mène des frappes en profondeur menaçant les aérodromes et les usines d’armement ukrainiennes. Elle facilite la progression des forces terrestres de Moscou en larguant un tapis de bombes planantes guidées (BPG) sur les fortifications ukrainiennes sur toute la longueur du front.
« Le plus gros défaut de notre adversaire est de rester engoncé dans des tactiques et procédures soviétiques très centralisées », estime « Phantom », un quadragénaire, dont le bas du visage et le nom restent masqués, sur ordre de l’état-major. Actuellement à l’étranger, ce pilote prépare l’arrivée des avions de combat polyvalents américains F-16 dans son pays. Selon lui, les Russes bénéficient d’un entraînement bien moindre que celui des pilotes européens de l’OTAN. « Leur niveau baisse. Les pilotes ne sont plus les mêmes qu’au début de l’invasion à grande échelle. Sans doute sont-ils plus jeunes ou moins bien formés et moins expérimentés. »
A l’état-major de la FAU, on estime que la moitié des pilotes d’avions de combat abattus périssent, et que la moitié de ceux qui survivent en s’éjectant subissent des blessures incompatibles avec la poursuite de missions de combat. « S’ils perdent des avions à ce rythme, tôt ou tard les Russes cesseront de combattre », croit Iouri Ihnat, porte-parole de la FAU, qui cite avec un plaisir gourmand son commandant en chef, Mykola Olechtchouk : « Nous allons croquer l’ours russe petit morceau par petit morceau. »
« Les Russes ont commis la grave erreur de sous-estimer notre défense antiaérienne et notre aviation au début de l’invasion », assure « Phantom ». Ce dernier se souvient des « interminables colonnes russes de blindés, d’artillerie » qu’il survolait et bombardait. « C’était impressionnant d’observer l’ennemi de si près et de voir le résultat des tirs. Les Russes étaient des cibles faciles, car ils n’étaient pas préparés à être attaqués du ciel. En même temps, c’était frustrant de manquer de munitions. » C’était avant que les lignes ne se figent et que l’envahisseur russe ne mette en place une défense aérienne intégrée dans les régions occupées de l’Ukraine.
Depuis avril 2022, à de rares exceptions près, les deux aviations restaient prudemment en retrait de la ligne de front, pour ne pas être détruites par la défense antiaérienne ennemie. La mission typique consistait à tirer une salve de missiles vers une cible au-delà de l’horizon et à effectuer immédiatement un demi-tour, en larguant des leurres thermiques pour piéger d’éventuels tirs de missiles.
Mais, depuis octobre 2023, au début de la bataille pour prendre la ville d’Avdiïvka, dans le Donbass, l’aviation russe a accentué ses attaques. « Quand ils ont pris la décision de prendre Avdiïvka [tombée le 17 février] par tous les moyens, ils ont largué 250 BPG en quarante-huit heures, explique Iouri Ihnat. Voici la tactique : leur bombardier monte à 10 ou 12 kilomètres d’altitude, accélère à 2 000 kilomètres-heure, donnant l’inertie nécessaire pour que la bombe plane sur 70 kilomètres, soit jusqu’à 30 kilomètres derrière les lignes ennemies. Car le bombardier doit rester de 30 à 40 kilomètres en deçà de la ligne de front, sinon il s’expose à la défense antiaérienne ukrainienne. »
Pas intéressé par le Mirage 2000
Si la FAR discerne moins bien l’espace aérien du fait de la perte de ses radars et de ses A-50, c’est le contraire pour les Ukrainiens, aidés en cela par les capacités de renseignement occidentales. Le colonel Ihnat montre sur son smartphone une carte affichant en temps réel les avions ennemis volant à proximité du Donbass. Il pointe un A-50 survolant la région de Rostov-sur-le-Don, ainsi qu’un Su-35. La carte signale également la présence de 15 drones de surveillance de type Orlan. La vitesse des appareils s’affiche. Quelques avions ukrainiens apparaissent aussi, de même qu’un drone Bayraktar. L’officier précise qu’on voit même « planer des BPG », d’une demi-tonne et plus, larguées sur les villes ukrainiennes du front pour les raser littéralement.
L’état-major de la FAU concentre aujourd’hui son attention sur l’intégration de l’avion américain F-16, à travers la formation de pilotes, du personnel au sol et des infrastructures nécessaires. Les Pays-Bas, la Norvège et la Belgique envisagent de donner 60 appareils de ce type à Kiev.
« Les F-16 seront en Ukraine dès cette année, ce n’est qu’une question de mois. Leur premier rôle consiste à protéger le ciel contre les missiles et les drones, affirme Iouri Ihnat. Le F-16 n’est pas là pour éliminer un char, sa tâche est plus globale : effectuer des frappes de haute précision en profondeur derrière les lignes ennemies, contre des cibles logistiques : des bases, du stockage de carburant, des dépôts de munitions », énumère le porte-parole.
La Suède pourrait, de son côté, donner plusieurs dizaines de JAS-39 Gripen, un avion de combat multirôle de quatrième génération (comme le F-16). Une offre qui intéresse beaucoup, à la différence du Mirage 2000. Deux sources au sein de la FAU assurent que l’état-major ukrainien n’est pas intéressé par l’avion de combat français, car il « n’est pas aussi polyvalent »que le F-16 et le Gripen, et qu’il n’y a « aucune garantie sur la disponibilité de son armement » (Scalp, bombes hybrides AASM).
« L’Ukraine n’a pas les moyens pour développer toute une infrastructure de pilotes, de techniciens, de logistique et de maintenance pour chaque type d’avion », souligne l’une de ces sources. Officiellement, la décision d’écarter le Mirage 2000 n’est pas prise. Elle sera tranchée par la « coalition aérienne » des alliés de l’Ukraine. Kiev veut surtout éviter de froisser Par