Chine: le C919 déploie ses ailes

Source: Le Monde

C919, l’avion chinois aux grandes ambitions

Largement conçu à partir de pièces étrangères, le moyen-courrier effectue désormais des vols réguliers

Harold Thibault

REPORTAGESHANGHAÏ (CHINE) – envoyé spécia

Il pleuvait sur le tarmac, mais Chen Yixe et son ami ont malgré tout pris le temps de faire quelques photos à la sortie du bus qui, après avoir longé le terminal de l’aéroport Hongqiao de Shanghaï, a déposé les passagers devant l’appareil blanc de la compagnie China Eastern. La jeune fille se rend à Pékin pour visiter la ville. En réservant leurs billets, elle et son compagnon ont cherché le vol quotidien réalisé sur le C919, un an après l’annonce de son entrée en service commercial. « L’avion est fait en Chine, c’est épatant », dit-elle.

Les passagers installés, la vidéo de démonstration commence. Elle montre les grandes fiertés de l’empire du Milieu : la Cité interdite, le quartier des affaires de Pudong, à Shanghaï, le nouvel aéroport de Daxing près de Pékin, les champs de thé, la Grande Muraille. « Notre merveilleux voyage est sur le point de débuter », annonce la voix off. Sur son téléphone, le passager du siège 39B lit un article sur les différences avec l’Airbus A320 et le Boeing 737, les appareils commerciaux les plus utilisés de la planète.

Défis techniques

De fait, la différence n’est pas flagrante à l’œil non initié, si ce n’est les protèges appuie-tête et sacs à vomi estampillés « Le premier C919 au monde », ainsi que le petit gâteau gentiment servi. Longtemps présenté comme une ambition, le moyen-courrier chinois est devenu une réalité. Le C919 a effectué son premier vol commercial en mai 2023, mais ce n’est que depuis le début d’année qu’on le trouve sur des lignes régulières. Au départ de Shanghaï, où China Eastern, l’une des trois grandes compagnies étatiques chinoises a son siège, et à destination de Chengdu, Xi’an et Pékin.

Pour la Chine, qui claironne régulièrement les réussites de son rattrapage technologique – train à grande vitesse, exploration spatiale, automobile électrique… –, le C919 n’est encore qu’une demi-victoire. Il aura fallu quinze années d’intenses efforts pour en arriver là. En 2008, une société étatique a été créée, Comac, pour Commercial Aircraft Corporation of China, avec pour mission de parvenir à hisser le C de la Chine et briser le duopole Airbus-Boeing.

Mais les défis techniques se révèlent multiples, la Chine est contrainte de s’appuyer sur énormément de technologies étrangères. Les moteurs sont d’une coentreprise entre le français Safran et l’américain GE, les nacelles viennent aussi de Safran, une bonne partie de l’avionique est de l’américain Honeywell, les boîtes noires sont fournies par GE, les trains d’atterrissage de l’allemand Liebherr. Le nez vient d’un groupe de Chengdu, les ailes en partie d’un autre de Xi’an, des parts importantes du fuselage du chinois AVIC. En 2020, le site spécialisé AirFramer identifiait quarante-huit éléments importants de source américaine, vingt-six de source européenne et quatorze de Chine.

Les experts consultés par Le Monde affirment que l’essentiel des morceaux critiques et plus de la moitié de la valeur totale viennent de l’étranger. Et ce, malgré un effort national considérable. Le Centre d’études stratégiques et internationales, un think tank américain, estimait en 2020 que Comac a reçu plus de 45 milliards de dollars (41,9 milliards d’euros) de soutien étatique. Cette dépendance initiale aux technologies étrangères est bien connue dans le développement chinois. Pour faire des trains à grande vitesse, le pays a d’abord passé des commandes chez Kawasaki, Siemens, Alstom ou Bombardier, ce qui lui a permis de déployer rapidement un réseau, d’apprendre et de faire lui-même. L’ambition est la même sur l’avion assemblé en Chine, mais le process est différent. Un appareil doit être certifié. Le C919 l’est déjà pour la Chine, pas encore par les autorités européennes et américaines, dont le jugement influe sur la décision de beaucoup d’autres. En changer les pièces importantes modifie l’avion et sa certification.

« Le défi pour remplacer au fur et à mesure [les pièces étrangères] par des pièces chinoises est de s’assurer qu’elles sont compatibles avec les pièces étrangères d’avant, qu’elles sont interchangeable. Sinon, c’est une modification profonde du design, un peu comme un nouvel avion », explique Li Hanming, un consultant dans l’aéronautique basé à Canton. Développer une pièce différente altère l’avion certifié, mais en faire une qui soit compatible revient à s’inspirer fortement du produit étranger déjà existant et breveté…

Equation économique incertaine

La Chine a aussi les yeux sur le marché étranger, mais y décrocher des commandes prendra encore du temps. Entre Boeing, qui traverse une crise de confiance, et Airbus, dont les cahiers de commande sont pleins, certaines compagnies ne seraient pas mécontentes de voir davantage de concurrence. « Mais pour convaincre, il faut la maintenance et l’ingénierie qui doivent être sur place, la formation des pilotes, les pièces détachées », explique Andrew Charlton, directeur d’Aviation Advocacy, consultants dans le secteur. Les réseaux d’Airbus et Boeing de par le monde se sont créés au fil des décennies. La première ligne commerciale du C919 a été Chengdu-Shanghaï, car c’est dans la capitale du Sichuan (ouest de la Chine) que Comac a bâti un site de réparation.

Le pays espère dans un premier temps vendre le C919 sur des marchés proches géographiquement et très regardants sur le prix. Après s’être rendu au Salon de Singapour, au printemps, l’avion chinois a fait escale au Cambodge, et Comac a ouvert un bureau de représentation au Vietnam. Reste que sur ces marchés émergents, l’équation économique n’est pas certaine non plus. « Une compagnie, avant d’acheter, veut savoir le prix auquel elle pourra espérer revendre et s’assurer que toute la chaîne de maintenance est accessible à proximité. Ce sera un gros défi pour l’offre chinoise », note Shukor Yusof, fondateur d’Endau Analytics, cabinet Singapourien spécialisé sur l’aéronautique. D’autant que le C919 consomme plus de kérosène que l’Airbus A320.

Mais la Chine saura se montrer très attractive sur le prix, le temps d’améliorer son produit. Elle rêve de signer une grande compagnie hors de Chine continentale. A Hongkong, qui a perdu toute autonomie, Cathay Pacific est de renom mondial et, lors d’une conférence en mars, son PDG, Ronald Lam, a remarqué : « Comac est prometteur, donc nous avons beaucoup d’espoir de voir émerger une nouvelle source de concurrence. »

En attendant, le C919 fait ses classes dans le ciel chinois ; il a réalisé 6 000 heures de vol et transporté 276 000 passagers. Six ont été livrés à China Eastern. L’avion engrange les commandes auprès des grandes compagnies étatiques. China Southern, basée à Canton, en a commandé cent, tout comme Air China, à Pékin et China Eastern, à Shanghaï.