Vers Jupiter, une route délicate

Source: Le Monde

En route vers Jupiter, la sonde Juice tente un inédit et délicat survol Lune-Terre

EspacePour optimiser sa trajectoire et économiser du carburant, la sonde devrait profiter de l’assistance gravitationnelle fournie par les deux corps célestes, en passant près d’eux

Pierre Barthélémy

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Admettons-le, on avait un peu délaissé la sonde Juice de l’Agence spatiale européenne (ESA) après son décollage de Kourou à bord d’Ariane-5 en avril 2023. Cela marquait le début d’un long voyage la conduisant vers Jupiter, qu’elle atteindra en 2031, avec l’objectif principal d’étudier les conditions d’habitabilité des trois grandes lunes joviennes que sont Ganymède, Callisto et Europe, lesquelles recèlent un océan sous leur croûte glacée. Depuis seize mois, dans la froide vacuité de l’espace, Juice effectuait une large boucle la ramenant… vers nous. En effet, malgré toute sa puissance, feu Ariane-5 n’était pas capable d’expédier directement le vaisseau vers Jupiter. Pour la mener jusqu’à la géante gazeuse, les navigateurs (moins poétiquement appelés « analystes de mission ») de l’ESA ont imaginé une trajectoire complexe faisant profiter la sonde d’assistances gravitationnelles, c’est-à-dire de déviations et d’accélérations fournies par la masse des planètes lorsqu’on passe à côté d’elles.

Une grande partie de billard cosmique a donc commencé par un survol de la Lune, lundi 19 août à 23 h 16 (heure à Paris), lors duquel Juice a frôlé notre satellite à moins de 800 kilomètres de sa surface. Ce qui a eu pour effet de redresser son chemin en direction de la Terre, qu’elle doit survoler à 6 800 kilomètres d’altitude mardi 20 août à 23 h 57. Un peu comme une balle de golf fait un virage à 90 degrés en flirtant avec le bord du trou mais sans y tomber, le passage près de notre Planète bleue redressera violemment la trajectoire de la sonde, qui s’en ira pour un rendez-vous avec Vénus en 2025. S’ensuivront deux nouvelles assistances gravitationnelles de la Terre, en 2026 et 2029, date à laquelle Juice filera vers Jupiter.

Effets de fronde

Dans l’histoire des voyages spatiaux au long cours, c’est la première fois qu’une double assistance Lune-Terre est tentée. « Jusqu’ici, reconnaît Arnaud Boutonnet, analyste de mission à l’ESA, qui a élaboré la trajectoire de Juice, quand on avait une assistance gravitationnelle avec la Terre, la Lune était plutôt considérée comme une perturbation » qu’il fallait compenser. Changement complet de philosophie avec Juice, qui va essayer de cumuler les effets de fronde procurés par la Lune et la Terre pour optimiser sa trajectoire, ce qui, concrètement, lui fera économiser du carburant. Une tentative rendue réalisable grâce au fait qu’il est désormais possible de suivre et d’ajuster très finement le trajet de la sonde avant le double survol.

Il faut néanmoins, comme on dit familièrement, être sûr de son coup. Comme le remarque Giulio Pinzan, ingénieur des opérations de Juice, « il n’y a pratiquement aucun moyen de corriger la trajectoire entre la Lune et la Terre » étant donné qu’il ne s’écoule qu’un jour entre les deux survolsOr, toute imperfection sera ensuite amplifiée dans de vastes proportions. Pour qu’on s’en fasse une idée juste, Giulio Pinzan donne l’exemple d’une petite correction effectuée à la fin de juillet « pour mettre le vaisseau le plus près possible de la trajectoire idéale », qui a consisté en une « poussette » de 3,8 centimètres par seconde. Si l’on avait attendu après le double survol pour reprendre cette route idéale, « la correction aurait été de l’ordre de 100 mètres par seconde ». Ce qui aurait entraîné une grosse dépense de carburant – la sonde en avait 3,6 tonnes lors du décollage, pour une masse totale de 6 tonnes.

Autre risque à éviter lors du passage près de la Terre, celui d’une collision avec un satellite géostationnaire (36 000 kilomètres d’altitude) ou un débris spatial. L’ESA a donc aussi pensé à « scanner » la route de Juice pour s’assurer que le vaisseau et ses dix panneaux solaires, qui totalisent une surface de 85 mètres carrés, ne se feront pas transpercer ou détruire par un débris.

Répétition générale

Si le double survol Lune-Terre s’avère délicat, il comporte aussi un avantage de taille pour les scientifiques, qui en profiteront pour tester les dix instruments de Juice, en guise de répétition générale : « Toute expérience de physique nécessite un bon étalonnage des instruments si l’on veut une compréhension correcte des données qu’on acquiert », explique Nicolas Altobelli, responsable de la mission à l’ESA. Or, pendant ce voyage vers Jupiter, la Lune est le seul corps planétaire dépourvu d’atmosphère que la sonde rencontrera. « La Lune est assez représentative des conditions d’opérations que nous aurons avec les satellites glacés de Jupiter », poursuit M. Altobelli, qui compte en particulier tester les performances du radar de Juice avec un corps céleste réel, ce qui n’a évidemment pas pu être fait en laboratoire.

Ces étalonnages seront d’autant plus importants que, rappelle Nicolas Altobelli, « les instruments devront être prêts dès leur arrivée autour de Jupiter. Nous n’aurons pas le temps d’effectuer des tests approfondis une fois à destination », étant donné le rythme intensif des opérations programmées. En effet, entre juillet 2031 et novembre 2034, pas moins de trente-cinq survols des lunes de Jupiter sont prévus. Après cela, Juice se satellisera autour de Ganymède, ce qui constituera là encore une première : jamais une sonde ne s’est mise en orbite autour d’un satellite autre que la Lune.