Europe et défense: une industrie fragmentée

Source: Le Monde

Défense : une industrie européenne fragmentée

La production de matériels militaires en Europe pâtit d’un manque de cohésion face aux Américains

Jean-Michel Bezat

Eparpillée, façon puzzle. Trop de modèles d’avions de combat, de véhicules blindés et de canons, de sous-marins et de frégates, de systèmes de défense antiaérienne… C’est le constat que les partisans d’une véritable base industrielle et technologique de défense (BITD) européenne ont fait de longue date, confirmé par la guerre russo-ukrainienne, qui a surtout profité aux géants américains de l’armement.

Si l’on additionne ses différentes composantes, la BITD européenne semble solide. Présente sur presque tous ses segments, elle pèse 33 % des exportations mondiales, en incluant les groupes américains produisant sur le Vieux Continent. Mais 1 + 1 ne fait pas 2. Dans son rapport sur la perte de compétitivité des Vingt-Sept publié en septembre 2024, Mario Draghi prenait un exemple éloquent. « Pour l’artillerie de 155 mm, notait l’ex-président du conseil italien, les membres de l’Union européenne ont fourni à l’Ukraine 10 types d’obusiers provenant de leurs stocks, ce qui a créé de sérieuses difficultés logistiques pour [ses] forces armées. »

« De nombreux industriels interviennent sur les mêmes segments et se retrouvent en concurrence frontale sur les marchés non domestiques », déploraient les députés Jean-Charles Larsonneur (non-inscrit) et Jean-Louis Thiériot (Les Républicains) dans un rapport en mai 2024 – « L’industrie de défense, pourvoyeuse d’autonomie stratégique en Europe ? – à l’Assemblée nationale. L’Europe (Royaume-Uni inclus) aligne trois chasseurs – le Rafale français, l’Eurofighter anglo-germano-italien et le Gripen suédois – qui ne représentent pourtant qu’un tiers de sa flotte, surtout composée de F-16 et de F-35 américains.

La concurrence s’exacerbe aussi sur le marché des sous-marins conventionnels et des navires de surface, où le français Naval Group, l’allemand TKMS, le britannique BAE Systems, l’italien Fincantieri, le suédois SAAB et l’espagnol Navantia se livrent une rude bataille. Comme sur celui des moteurs d’avions de chasse entre Safran (France), Rolls-Royce (Royaume-Uni) et MTU (Allemagne). Directeur général du constructeur de véhicules blindés KNDS France, Nicolas Chamussy constate qu’« il y a plus de programmes de chars en Europe que dans le reste du monde ». Et plus de fabricants que de constructeurs automobiles !

« De l’artisanat »

Cet éparpillement est renforcé par un sous-investissement durant l’ère des « dividendes de la paix » qui a suivi l’effondrement de l’Union soviétique, un phénomène amplifié après la crise financière de 2008. Les industriels ont reçu de moins en moins de commandes et l’équipement des armées européennes a fondu : − 80 % de chars entre 1992 et 2021, − 64 % d’obus de canons de 155 mm, − 58 % d’avions de combat. Comparées à des concurrentes américaines bénéficiant en outre du Foreign military sales, dispositif facilitant leurs exportations sans appel d’offres, les sociétés européennes, de taille plus modeste, produisent en petites séries, souvent pour les forces armées nationales. Un format qui ne répond plus aux besoins capacitaires imposés par la menace russe. « De l’artisanat », plus que de la grande industrie, résume Léo Péria-Peigné, expert à l’Institut français des relations internationales et auteur de Géopolitique de l’armement (Le Cavalier bleu, 2024).

Dans les six pays européens disposant d’une BITD structurée autour de grands donneurs d’ordre-ensembliers, comme la France et le Royaume-Uni, la chaîne d’approvisionnement des PME et des ETI a encore plus souffert du sous-investissement. Or, elles assurent entre 30 % et 70 % de la production suivant les programmes. Et elles sont parfois maltraitées. Travailler pour le Rafale de Dassault Aviation a empêché les PME qui ont composé Aresia (réservoirs, systèmes d’emport et de largage…) de participer à l’Eurofighter d’Airbus, regrettait son président, Bruno Berthet, devant la mission Larsonneur-Thiériot.

Pour renforcer la BITD européenne, il faut sans attendre agréger les commandes et accroître à la fois le volume des matériels, leur standardisation et leur interopérabilité sur les théâtres de conflits, recommande le rapport Draghi. Mais, au même moment, l’Allemagne, dont l’ADN atlantiste persiste, accroît la production de matériels américains sur son sol. Elle refuse aussi que les crédits de l’EDIP, programme de soutien à l’industrie européenne de défense présenté par Bruxelles en mars 2024, soient réservés aux seuls matériels conçus et fabriqués par les Européens, comme le réclame Paris. Seules 18 % des dépenses des programmes de défense de l’UE entrent aujourd’hui dans le cadre de coopérations entre ses membres. A moyen terme, la nouvelle donne géostratégique née de l’éloignement des Etats-Unis et de la hausse annoncée des budgets doit déboucher sur plus de partenariats.

La consolidation à travers des fusions est-elle la solution, comme aux Etats-Unis ? Depuis les années 1990, où elle comptait 50 grands acteurs, la BITD américaine s’est recentrée autour des big five (Lockeed Martin, RTX, Northrop Grumman, Boeing, General Dynamics). Ils raflent les trois quarts des crédits des programmes majeurs du Pentagone. En Europe, Airbus Defence and Space et MBDA, numéro 2 mondial des missiles, sont d’heureuses exceptions. Mais l’échec du mariage du britannique BAE Systems avec EADS (Airbus), en 2012, illustre les difficultés de telles opérations. Les ambitions de la coentreprise franco-italienne Naviris (Naval Group-Fincantieri) restent modestes, les deux sociétés restant en forte concurrence. Et le franco-allemand KNDS n’a pas encore trouvé de dynamique optimale dans les chars.

Même au sein des programmes européens, tout est pesé au trébuchet. Chaque pays participant veut renforcer son industrie nationale au nom de l’emploi et de la souveraineté, et la règle du « retour géographique », si dommageable à l’industrie spatiale, s’impose : chaque Etat se partage usines et emplois au prorata de son engagement financier. Cela entraîne une fragmentation des chaînes de valeur qui fait grimper coûts et délais. Des projets aussi structurants que l’Eurofighter, l’avion de transport A400M ou l’hélicoptère NH90 ont pâti d’un manque de pays leader et/ou d’industriel de référence. Ce qui a failli se répéter avec le SCAF, dont l’avion, vecteur central de ce système de systèmes, a pourtant été confié à Dassault, non à Airbus D&S.

Les industriels, un rôle moteur

Antoine Bouvier, ancien patron de MBDA (2007-2019) et ex-directeur de la stratégie d’Airbus, n’en assure pas moins que « la consolidation se fera par les grands programmes structurants européens : IRIS² (télécommunications satellitaires en orbite basse), le SCAF (système de combat aérien), MGCS (chars de combat), l’espace et l’hélicoptère de combat NGRC ».

Dans cet écosystème associant gouvernements-armées et industriels, ces derniers ont un rôle moteur à jouer, ajoute le patron de l’italien Leonardo, un des premiers groupes européens de défense. « Les gouvernements sont de sensibilités diverses et ont du mal à se coordonner, explique Roberto Cingolani au Monde. Si nous trouvons des accords entre nous, puis que nous en montrons les avantages aux Etats, nous indiquerons la voie. » Il s’y est engagé. Une coentreprise Leonardo-Rheinmetall va développer des véhicules de combat d’infanterie destinés à l’Esercito italiano, mais aussi à des pays d’Europe orientale. C’est un premier pas vers une consolidation dans l’armement terrestre, s’est félicité Armin Papperger, patron du fabricant allemand d’armements, un secteur aussi marqué par le récent rachat du français Arquus par le belge John Cockerill. De son côté, Fincantieri est intéressé par les sous-marins de TKMS, dont la maison mère, ThyssenKrupp, veut se séparer.

Plus d’argent, notamment les 800 milliards d’euros que Bruxelles veut mobiliser, ne signifie pas davantage d’Europe industrielle de la défense. Pour l’heure, c’est moins leurs carnets de commandes que leur cours de Bourse qui en profite. « L’hypothèse d’un réarmement national des Etats engendrant un accroissement de la concurrence industrielle en Europe et un affaiblissement des capacités d’action partagée de l’UE n’est pas à écarter », avance le chercheur Samuel B. H. Faure dans la revue en ligne Le Grand Continent (septembre 2024). D’autant qu’une hypothèque politique pèse : dans chaque pays et au Parlement européen, l’extrême droite et les populistes restent arc-boutés sur la défense de la souveraineté nationale et privilégient une industrie nationale.