Source: Le Monde
A Montluçon, Safran profite du nouvel âge d’or de la défense
Portée par la demande mondiale d’armement, l’usine, qui est le plus gros site du groupe dans le secteur, tourne à plein régime
Olivier Pinaud
Faute de commandes, la production a failli s’arrêter au milieu des années 2010. Dix ans plus tard, en 2025, elle bat des records. Quelque 1 200 kits de propulsion et de guidage des bombes AASM (pour « armement air-sol modulaire ») sortiront cette année de l’usine Safran, à Montluçon (Allier), 400 de plus qu’en 2024. Et, en cas de nouvelles commandes, l’industriel se dit en mesure de pouvoir doubler la cadence de l’atelier des AASM, conformément au souhait du ministre des armées, Sébastien Lecornu, exprimé le 8 mars dans La Tribune.
Si le succès à l’exportation du Rafale, pour lequel ces « bombes intelligentes » de 250 et 1 000 kilogrammes sont initialement prévues, a permis de maintenir en vie l’activité de l’usine au nord de Montluçon à la fin des années 2010, la production s’est envolée avec l’invasion russe en Ukraine : elle a quadruplé depuis 2022. Fournies par la France par centaines, les AASM, environ cinq fois moins chères qu’un missile, ont été adaptées pour pouvoir être tirées depuis les avions de chasse de l’armée de l’air ukrainienne, Mig-29, Sukhoï-27 et Mirage 2000. Les stocks français ont été reconstitués en parallèle.
« Safran est au rendez-vous de l’économie de guerre », affirme Franck Saudo, le président de Safran Electronics & Defense, la division du groupe d’aéronautique consacrée aux équipements militaires et spatiaux, rencontré mardi 29 avril lors d’une visite de l’usine de Montluçon, à laquelle Le Monde était invité. Ici, 25 millions d’euros ont été investis en deux ans, principalement dans l’achat de nouvelles machines, comme ce poste d’assemblage du fuselage des kits de propulsion en réalité augmentée : sur un grand écran, le technicien visualise les étapes à suivre dans l’ordre et son tournevis connecté garantit un serrage ultra-précis des différents points de fixation.
Aubaine pour la région
En 2024, 271 personnes ont été recrutées et 200 embauches supplémentaires sont prévues cette année. Ce qui ne se fait pas sans difficultés pour certains postes. « On ratisse sur un rayon d’une centaine de kilomètres, en allant jusqu’à faire des présentations dans les bars, et on recrute sans CV, en regardant uniquement les aptitudes des candidats », explique Jean-Noël Mahieu, le directeur des opérations de Safran Electronics & Defense. Une aubaine pour la région alors que le fabricant de pneus Dunlop, autre fleuron industriel de la ville, vit des heures difficiles.
Occupant un terrain de 100 000 mètres carrés au nord de la ville, l’usine Safran de Montluçon compte au total 1 623 personnes, ce qui en fait le premier employeur de l’Allier. Pour voir autant de monde ici, il faut remonter aux années 1970, quand l’usine créée en 1934 par Marcel Mome, le fondateur de la Société d’applications générales d’électricité et de mécanique (Sagem), qui donnera naissance à Safran en 2005 lors de sa fusion avec la Snecma, avait diversifié son activité dans les machines pour l’industrie minière (haveuses). Elle employait alors 2 400 personnes.
Choisi par M. Mome pour y fabriquer des projecteurs de défense antiaérienne en raison de sa position géographique – Montluçon est l’un des points les plus éloignés de toutes les frontières du pays –, le site, devenu le plus important de toute la division défense de Safran, profite pleinement du réarmement mondial. En plus des bombes, les conflits récents (Libye, Syrie, mer Rouge ou Ukraine) ont fait s’envoler la demande en centrales inertielles, dont Safran est l’un des plus grands spécialistes mondiaux. Ces équipements, faits de gyroscopes et d’accéléromètres, laser ou à résonance magnétique, permettent de se repérer dans l’espace sans avoir besoin de se connecter à un réseau satellitaire comme le GPS ou Galileo.
Vendre plus à l’international
Initialement développés pour la marine (Le Redoutable, le premier sous-marin nucléaire lanceur d’engin français, était équipé d’une centrale inertielle Sagem lors dès sa mise à l’eau en 1972), ces appareils équipent quasiment tous les engins militaires (avions, hélicoptères, tanks, blindés, canons, satellites…) car ils permettent de se diriger même en cas de coupure ou de leurre du GPS. A Montluçon, Safran a produit 27 000 gyroscopes à résonance magnétique en 2024, soit un doublement en trois ans. Il prévoit d’atteindre une capacité de 10 000 appareils par an.
Plus connu pour ses moteurs d’avion ou d’hélicoptère, qui assurent près de la moitié de son chiffre d’affaires annuel (13,6 milliards d’euros en 2024 sur un total de 27,3 milliards), l’industriel veut profiter des « deux lames de fonds que sont l’augmentation des budgets militaires et la transformation technologique du champ de bataille pour grossir dans la défense », indique M. Saudo. Safran Electronics & Defense vise un chiffre d’affaires de 7 milliards d’euros en 2030, en intégrant les activités de l’américain Collins en cours d’acquisition, contre environ 3 milliards en 2024.
Ce doublement de l’activité passera aussi par l’augmentation de la production de moteurs pour le fabricant de missiles MBDA, actuellement de quelques centaines. Il veut en fabriquer cinq fois plus. Safran dit aussi avoir changé de modèle pour vendre plus à l’international. Des filiales locales ont été créées dans tous les grands marchés mondiaux, Inde, golfe Persique, Allemagne, pays nordiques et, surtout, Etats-Unis, « la principale priorité », selon M. Saudo.
Safran vise 1 milliard d’euros de chiffre d’affaires aux Etats-Unis en 2030, contre environ 300 millions en 2024. La création en 2024, d’une structure juridique locale, permettra de répondre aux marchés militaires sensibles du Pentagone. Pour l’instant, la structure se concentre sur l’optronique, la navigation inertielle et les moteurs plasmiques pour satellites, mais la direction n’exclut pas de tenter une percée dans les systèmes de propulsion pour missiles. En Inde, la création en mars d’une structure commune avec Bharat Electronics vise à produire localement, dès 2026, une partie des AASM achetés par le pays.
En plus de ces marchés à l’export, Safran développe sur ses fonds propres deux nouveaux produits : le Lanner, un drone tactique de reconnaissance, petit frère du Patroller déjà commandé à 14 exemplaires par l’armée française ; et une munition téléopérée, le Warbler, un drone explosif, dont les premiers essais en vol ont débuté.