Source: Le Monde
Dans l’aéronautique, les métiers techniques se féminisent
Dans un secteur en forte croissance, l’embauche de femmes est indispensable pour répondre aux besoins massifs de main-d’œuvre
Anne Porquet
Quelques tables et des chaises sont disposées entre un Falcon 50 et un hélicoptère Puma. Une petite dizaine d’apprentis prennent place, en face de leur formateur. A quelques mètres trônent deux moteurs, ceux d’un Airbus A380 et d’un Boeing 747. Sans une mauvaise chute au judo, Léa Groult aurait également eu cours en ce mercredi de printemps dans le hangar de l’Association pour la formation aux métiers de l’aérien (Afmaé), en bordure des pistes de l’aéroport du Bourget, à Bonneuil-en-France (Val-d’Oise).
La jeune femme de 19 ans, titulaire d’un bac général, y est en alternance depuis septembre 2024 pour obtenir un bac professionnel aéronautique. Elle est l’une des 11 filles parmi les 140 jeunes de cette formation, qui se destinent à devenir mécaniciens. Elle enchaîne deux semaines au centre de formation d’apprentis (CFA) pendant lesquelles elle passe des cours théoriques aux cours pratiques, où elle apprend notamment à travailler le métal, et deux semaines chez Air France Industries, l’activité maintenance d’Air France, où elle travaille au sein de la division Boeing, sur des 777 et des 787.
Enjeu managérial
Longtemps un bastion masculin, le monde de l’industrie aéronautique et spatiale se féminise peu à peu, et compte aujourd’hui 27 % de femmes, soit 7 points de plus qu’il y a dix ans, selon le Groupement des industries françaises aéronautiques et spatiales (Gifas). Un taux qui recouvre des situations très contrastées selon les métiers : on compte ainsi plus d’ingénieures que de chaudronnières ou de soudeuses. Les secteurs de la maintenance aéronautique ou aéroportuaire, la logistique et le fret restent très peu féminisés. Air France Industries fait état de 15,85 % de femmes en 2024, deux fois plus qu’il y a huit ans.
« Sur la féminisation, nous sommes en progrès lent, mais en progrès », juge Nicolas Gros, le directeur d’Aérométiers. L’association fondée par Air France, le Gifas et la FNAM (Fédération nationale de l’aviation et de ses métiers) a pour mission de promouvoir les métiers de l’aérien et de l’aviation bas carbone. « Nous sommes à 30 % de recrutement féminin en 2023, ce n’est pas mal compte tenu du vivier en matière d’ingénieures ou de techniciennes », estime de son côté Philippe Dujaric, le directeur des affaires sociales et formation du Gifas. La féminisation relève d’un impératif pragmatique pour ce secteur en forte croissance, qui prévoit 25 000 embauches en 2025, selon le Gifas. « On ne va pas se priver d’une partie de la population », souligne M. Dujaric. « C’est un enjeu économique, abonde Nicolas Gros. Airbus, Safran ou Dassault ont des carnets de commandes sur dix ans. »
Les mécaniciens sont particulièrement recherchés. « Airbus Helicopters nous dit qu’ils doivent embaucher un mécanicien par jour pendant trois ans s’ils veulent répondre aux besoins de leurs usines », rapporte Magali Jobert, directrice du CFA et déléguée générale de l’Afmaé, qui travaille avec les directions des ressources humaines des 43 entreprises partenaires du centre de formation. Air France Industries prévoit d’embaucher 450 mécaniciens en 2025, 100 de plus qu’en 2024.
Les professionnels du secteur citent aussi l’enjeu managérial de la féminisation, évoquant l’importance de la diversité des profils pour doper l’efficacité opérationnelle, l’innovation et la créativité, à un moment où l’aéronautique doit se lancer dans une stratégie de décarbonation. Il est urgent de « réalimenter le vivier avec plus de femmes », juge Valérie Brusseau, présidente de l’association Elles bougent, dont l’objectif est de susciter des vocations scientifiques et techniques chez les filles.
Des marraines
Alors comment faire pour attirer les filles dans ces filières ? Salons d’orientation, journées portes ouvertes… Le secteur déploie « beaucoup d’énergie pour faire connaître ces métiers et dire aux jeunes filles qu’ils sont accessibles », insiste Magali Jobert, de l’Afmaé. « Aujourd’hui, ces métiers sont complètement dégenrés. Ce n’est plus une question de force physique. »Les avions d’aujourd’hui – « des petits bijoux d’informatique » – n’ont plus grand-chose à voir avec les modèles plus anciens : « Parfois, le dépannage, c’est juste un bug sur le système du Wi-Fi », souligne-t-elle.
« L’industrie, ce n’est pas réservé à de gros costauds moustachus », renchérit Anne-Charlotte Fredenucci, présidente d’Ametra Group, une entreprise de 750 personnes qui fait de la conception et de l’intégration d’équipements pour l’aéronautique et la défense. « Chez nous, ça ressemble à un laboratoire, raconte Mme Fredenucci. Les câbleuses portent des blouses blanches, travaillent sur des établis. Il n’y a aucune raison qu’on ne puisse pas avoir de femmes à ces métiers-là. » Elle dénonce le « poids des croyances autolimitatives » qui frappent les femmes, et la nécessité de « mettre en avant des rôles modèles dans les entreprises ».
Ce constat est partagé par beaucoup d’acteurs du monde industriel. L’association Elles bougent mène ainsi plus de mille actions par an (webinaires, ateliers de sensibilisation, forums, etc.) avec son réseau de plus de 12 000 marraines – des ingénieures ou des techniciennes. Le but : « Expliquer ce que c’est qu’être une femme dans la tech et déconstruire les stéréotypes » forgés dès l’enfance, énonce Valérie Brusseau, sa présidente. L’association intervient dès l’école primaire pour montrer qu’« il n’y a pas de métier d’homme ou de métier de femme, mais des métiers tout court », résume-t-elle.
Autre levier d’action : la reconversion professionnelle. « On fait de gros efforts pour convaincre les femmes en recherche d’emploi de s’intéresser à notre secteur », explique Philippe Dujaric, du Gifas. L’Afmaé propose des sessions resserrées de trois mois sur des domaines techniques très précis, comme les matériaux composites ou la peinture aéronautique. « On a reconverti des fleuristes, des boulangères, des comptables, des assistantes médicales, énumère Magali Jobert. Ce qu’on cherche, c’est de la rigueur etde savoir suivre une procédure à la lettre. »