Source: Le Monde
L’avion de chasse du futur, symbole des divisions européennes sur la défense
Les divergences entre Dassault Aviation et Airbus menacent le programme SCAF
Olivier Pinaud
Plutôt que d’unir les forces, le Salon international de l’aéronautique et de l’espace, qui s’est tenu du 16 au 22 juin au Bourget (Seine-Saint-Denis), a fait apparaître au grand jour les divisions européennes dans la défense. Symbole de celles-ci : le système de combat aérien du futur (SCAF) qui doit remplacer, à l’horizon 2040, le Rafale de Dassault Aviation et l’Eurofighter, l’avion de chasse fabriqué par Airbus, le britannique BAE Systems et l’italien Leonardo.
Lancé en juillet 2017 par la France et l’Allemagne, puis rejoints par l’Espagne, en 2019, et la Belgique, en 2024, celle-ci en tant qu’« observateur », ce projet complexe associe un avion de sixième génération (« next generation fighter », NGF), des drones de différentes tailles et des moyens de communication, le tout piloté par un cerveau informatique protégé (cloud de combat). Budget annoncé : entre 50 et 80 milliards d’euros, selon un rapport d’information du Sénat de 2020. Mais des dissensions publiques entre les deux principaux industriels impliqués dans le développement du NGF, Dassault Aviation et Airbus, ce dernier intervenant par le biais de ses filiales allemande et espagnole, font de plus en plus craindre une rupture.
« Si les gens veulent que le SCAF existe, nous savons tous comment le faire. Il suffit de revenir à ce qui a été convenu et de s’y tenir. Mais si les gens pensent que nous devons revenir à la case départ et recommencer toute la discussion, ce n’est pas acceptable », explique Michael Schoellhorn, le directeur général d’Airbus Defence and Space, rencontré le 19 juin, au Bourget.
Des querelles techniques
Plutôt que « les gens », M. Schoellhorn aurait pu dire Dassault Aviation. Trois jours plus tôt, dans Le Figaro, journal appartenant à la famille Dassault, Eric Trappier, le PDG du fabricant du Rafale, avait appelé à un changement de direction : « Le NGF a une gouvernance originale. Nous sommes trois autour de la table avec une répartition de la charge de travail par tiers : un pour Dassault Aviation, désigné par les Etats comme le maître d’œuvre architecte, un pour Airbus Allemagne et un pour Airbus Espagne. Nous sommes donc minoritaires, ce qui complique singulièrement l’exercice de leadership. Si les Etats veulent que nous allions plus loin, il va falloir changer de gouvernance. »
Dassault Aviation voudrait avoir un vrai rôle de chef que lui confère, selon lui, son statut de maître d’œuvre. Cela lui permettrait de choisir plus librement les sous-traitants sans avoir à se soucier de la règle du retour géographique qui vise à répartir équitablement l’activité du programme en fonction de l’implication des Etats à son financement.
M. Trappier avance un argument politique. En étant 100 % français, le Rafale, duquel peuvent être tirés des missiles nucléaires, donne à la France sa pleine souveraineté en la matière. « Dans le SCAF, si j’ai bien compris ce que les pouvoirs publics me demandent, c’est de garder la capacité de développer un avion pour la dissuasion nucléaire. En ce sens, l’avion doit être capable de mener ses missions sans aucune contrainte d’un pays étranger, quel qu’il soit. Donc, j’ai ça en tête. Si jamais ceci n’était pas possible, je le dirais, je l’écrirais, et donc, normalement, le programme s’arrêtera », a prévenu le PDG de Dassault Aviation devant la commission de la défense de l’Assemblée, le 9 avril. Un argument qu’il ne devrait pas manquer de réaffirmer, le 25 juin, devant la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées et celle des affaires économiques du Sénat.
Derrière ces questions de gouvernance et de politiques se cachent aussi des querelles techniques et d’ego. Les deux industriels ont du mal à s’entendre sur le choix de plusieurs éléments sensibles du futur avion de combat, comme les systèmes de commandes électriques qui contrôlent la stabilité longitudinale de l’appareil, chacun revendiquant la supériorité de ses solutions. La plupart des éléments du NGF « sont des pièces de Rafale, parce qu’Eurofighter ne veut pas nous donner ces pièces, de peur qu’on les copie. C’est bien connu, Dassault a besoin des technologies de l’Eurofighter pour faire des avions ! », a ironisé, le 11 juin, M. Trappier, dans l’hebdomadaire Challenges.
« Je suis confiant. Et nous démontrons notre engagement. Mais nous avons aussi des attentes. J’ai dit au Paris Air Forum [conférence qui s’est tenue le 13 juin à Paris] que nous avons quitté cinquante ans de collaboration solide avec BAE Systems et Leonardo [dans l’Eurofighter] pour rejoindre un projet franco-allemand auquel l’Espagne s’est jointe plus tard et pour faire équipe avec des entreprises comme Dassault Aviation. Nous souhaitons donc que cela fonctionne de la même manière, sinon nous pourrions penser que nous avons fait une erreur », dit M. Schoellhorn.
Une date butoir approche. La phase de démonstration, dite 1B, (dessin, essais en soufflerie…) doit s’achever avant la fin de l’année pour enclencher le lancement de la phase de fabrication des démonstrateurs mi-2026. « Si ce n’est pas le cas, il nous faudra peut-être reconnaître que cela ne fonctionne pas », appuie le directeur général d’Airbus Defence and Space.
Ces divisions font les affaires des projets concurrents, F-47 américain (successeur du F-35) et Global Combat Air Program (GCAP). Ce dernier a été lancé par le Royaume-Uni (BAE Systems), l’Italie (Leonardo) et le Japon (Mitsubishi), en 2022, cinq ans après le SCAF. Mais les partenaires ont annoncé, au Bourget, le nom de leur société commune, Edgewing, avec l’objectif d’une mise en service en 2035, cinq ans avant le SCAF.
Guillaume Faury, le président exécutif d’Airbus, a évoqué, à plusieurs reprises, une possible fusion entre le SCAF et le GCAP. M. Trappier, lui, s’est dit « réticent » à cette idée. En cas de divorce, il n’exclut pas d’y aller seul. « Je suis prêt à coopérer et partager, mais Dassault et ses partenaires Thales et Safran disposent des compétences pour construire un avion de combat au plan national », a-t-il lancé devant les députés en avril. Dans l’industrie, l’Europe de la défense est encore très lointaine.