Surveillance de l’espace : la France muscle son jeu
Face à l’explosion du nombre de satellites, ArianeGroup, Safran et plusieurs start-up misent sur l’essor des services de connaissance spatiale
Olivier Pinaud
Encombrement, conduite inappropriée, collisions… L’espace ressemble à un boulevard circulaire aux heures de pointe. Selon les dernières données de l’Agence spatiale européenne (ESA) du 26 juin, 14 690 satellites tournent au-dessus de nos têtes, trois fois plus qu’en 2020. Il pourrait y en avoir 100 000 en 2030, si tous les projets de constellations actuels, comme les américains Starlink, d’Elon Musk, et Kuiper, de Jeff Bezos, l’européenne OneWeb ou les chinoises Qianfan et Guowang, aboutissent.
Et c’est sans compter la nuée d’objets divers (étages de fusées, accessoires de satellites, fragments liés à des collisions… ) qui les accompagne : l’ESA estime à 1,2 million le nombre de débris spatiaux de plus de 1 centimètre, un gabarit « suffisamment grand pour causer des dommages catastrophiques » sur les satellites, avec le risque que cela entraîne des collisions en chaîne.
Si le trafic aérien est réglementé par des autorités internationales, « l’environnement spatial, lui, est hors de contrôle », souligne Romain Lucken, le fondateur d’Aldoria. Cette start-up s’est lancée en 2017 dans les services de connaissance de la situation spatiale (Space Situational Awareness, SSA) pour répondre aux besoins des opérateurs de satellites ou des Etats. Selon le cabinet d’études Novaspace, le SSA pourrait engendrer 2,4 milliards de dollars (2 milliards d’euros) de revenus entre 2024 et 2032. Aldoria travaille à une levée de fonds de plusieurs dizaines de millions d’euros.
Ce nouveau marché, Michel Friedling y croit lui aussi. Premier chef du commandement de l’espace, émanation de l’armée de l’air, entre septembre 2018 et juillet 2022, il est aujourd’hui à la tête de Look Up, une start-up cocréée en 2022 avec Juan Carlos Dolado, ancien chef de la surveillance spatiale du Centre national d’études spatiales. La société a annoncé, le 11 juin, avoir levé 50 millions d’euros pour financer le développement de ses radars. Installé à Rieutort (Lozère), le premier d’entre eux doit entrer en service à la fin de l’été 2025. Les deux suivants seront situés en Polynésie française. Suivront ensuite La Réunion, la Guyane et la Nouvelle-Calédonie, afin d’avoir une vue plus complète des satellites et débris qui peuplent l’espace.
« Ecarts de données »
« La connaissance actuelle de la situation spatiale est imprécise, lacunaire et très largement dépendante des Américains », explique M. Friedling. Les Etats-Unis ont constitué, dès la mise en orbite du premier satellite russe Spoutnik en 1957, la plus grande base de données spatiale. Mais, placé depuis 2020 sous la responsabilité du commandement de l’espace américain (United States Space Command), ce catalogue public omet certaines informations en raison de leur caractère stratégique. Or, l’espace est devenu un nouveau champ de conflictualité, entre satellites espions et guerre des étoiles. La Chine, les Etats-Unis, l’Inde et, dernièrement, la Russie, en novembre 2021, ont détruit un de leurs satellites avec un missile.
Le radar Graves (pour « grand réseau adapté à la veille spatiale »), livré à l’armée de l’air en 1994, ne couvre que la zone de l’espace vers lequel il pointe, laissant ainsi plusieurs zones d’ombre. D’où la nécessité pour le commandement de l’espace de s’appuyer sur des solutions privées, sachant qu’Aurore, le successeur de Graves, doit être commandé cette année.
« L’enjeu est d’obtenir une carte de l’espace la plus complète possible, indique Hélène Blanchard, responsable du programme sécurité dans l’espace chez ArianeGroup. Notre propre base actuelle nous a déjà permis de constater des écarts de données ou des absences par rapport au catalogue américain. » C’est pourquoi le fabricant de la fusée Ariane accélère le développement de sa filiale spécialisée Helix. Celle-ci dispose déjà de quarante capteurs optiques répartis sur tous les continents et veut passer à cent en 2030. Ce système permet de détecter des objets d’une taille de l’ordre de 10 centimètres en orbite basse et de 30 à 40 centimètres en géostationnaire. Des capteurs infrarouges permettent de regarder l’espace même lorsque le télescope est ébloui par le Soleil.
Safran, autre industriel attiré par ce nouveau marché, développe une autre technologie fondée sur la réception des ondes radioélectriques émises par les satellites en service. Celle-ci ne permet pas de détecter les débris spatiaux, mais est efficace sur toutes les orbites et même sous les nuages, à la différence de l’optique. Efficace par tous temps, la technologie radar est en revanche plus coûteuse.
« Nous voulons doubler notre activité d’ici à 2029 », annonce Noël Barreau, directeur général du segment sol pour les activités espace de Safran, avec 200 antennes contre 103 antennes actuellement, réparties sur quatre continents. ArianeGroup et Safran envisagent même de placer des capteurs directement sur des satellites, pour surveiller l’espace au plus près.