Source: Le Monde
Le parapluie antimissile américain pour Kiev mis sur pause
La décision de Donald Trump met à mal la défense ukrainienne et place les Européens face à leurs responsabilités
Emmanuel Grynszpan Et Élise Vincent
Le ciel de l’Ukraine s’est nettement assombri, mercredi 2 juillet, à l’annonce d’une « pause » dans la livraison de systèmes antiaériens américains cruciaux pour faire face à la pluie de missiles et de drones lancés quotidiennement par la Russie. Après avoir fait planer le doute lors du sommet de l’OTAN, les 24 et 25 juin à La Haye (Pays-Bas), Donald Trump a mis à exécution sa menace pour « donner la priorité aux intérêts américains », selon la porte-parole adjointe de la Maison Blanche, Anna Kelly.
Cette décision, soutenue par le sous-secrétaire à la défense, Elbridge Colby, fervent défenseur du pivot américain vers l’Asie et très influent au Pentagone, a été avalisée, mercredi, par le secrétaire à la défense, Pete Hegseth. Elle prévoit une suspension de la livraison à l’Ukraine de missiles antimissiles Patriot, mais aussi d’obus d’artillerie de 155 mm, de missiles sol-sol GMLRS, de missiles antichars Hellfire, de missiles sol-air Stinger et de missiles air-air pour les avions F-16. La Russie s’est aussitôt réjouie. « D’après ce que nous comprenons, cette décision a été motivée par (…) un manque d’armes dans les entrepôts. Mais, quoi qu’il en soit, moins il y a d’armes fournies à l’Ukraine, plus la fin de l’“opération militaire spéciale” est proche », a déclaré le porte-parole du Kremlin, Dmitri Peskov.
Pendant les trois premières années de la guerre, les Etats-Unis étaient le principal fournisseur de matériel militaire à l’Ukraine. Depuis avril, l’aide militaire européenne a dépassé pour la première fois celle des Etats-Unis, avec une contribution cumulée de 72 milliards d’euros, contre 65 milliards d’euros pour les Etats-Unis, selon les données de l’Institut de Kiel pour l’économie mondiale, un groupe de réflexion installé en Allemagne. Mais ces chiffres n’empêchent pas Kiev de se retrouver face à d’importants trous capacitaires.
Coup de semonce
« Soit les Européens réagissent, soit cela va mal se terminer pour l’Ukraine, donc pour les Européens, prédit Léo Péria-Peigné, chercheur à l’Institut français des relations internationales. Cet arrêt des livraisons américaines est toutefois moins violent que s’il avait eu lieu il y a deux ans, car l’Ukraine a depuis développé toute une industrie d’armement. Mais cela va être très difficile quand même. Et ce, même si les Américains restent, pour l’instant, en soutien dans le domaine du renseignement. »
La décision américaine n’est pas qu’un coup de pression sur Kiev. C’est aussi un coup de semonce adressé aux Européens et à leurs capacités ou non à prendre le relais de Washington. Aujourd’hui, seuls deux systèmes de défense sol-air, sur les huit dont dispose l’Ukraine, sont de fabrication européenne. Il s’agit de deux SAMP/T, construits par la France et l’Italie, utilisés en Ukraine depuis 2023. Or, à ce stade, la France comme l’Italie n’ont pas la capacité de céder d’autres systèmes, dont le cycle de fabrication et de mise en service prend de trois à quatre ans pour un système complet.
Face à la hausse des menaces et la perspective de devoir aider l’Ukraine dans la durée, plusieurs projets de production de missiles Patriot sous licence, en Europe, ont été lancés depuis 2024. Mais les délais apparaissent incompatibles avec la pression mise sur Kiev par Washington. Une nouvelle usine, basée à Schrobenhausen, dans le sud de l’Allemagne, a commencé à sortir de terre, dans le cadre d’une joint-venture entre l’américain Raytheon et la branche allemande du missilier MBDA. Ce site devrait être en mesure de livrer 1 000 Patriots aux alliés ayant donné leurs stocks à Kiev (Allemagne, Pays-Bas, Roumanie et Espagne), mais pas avant 2027.
Début mai, le géant allemand Rheinmetall et l’américain Lockheed Martin ont, eux, annoncé avoir signé un mémorandum pour la construction d’un autre site, toujours en Allemagne, pour la production de missiles Patriot de dernière génération (type PAC-3), de missiles à longue portée de type ATACMS, de missiles antichars à guidage laser, comme le Hellfire, de roquettes GMLRS ou de missiles air-sol JAGM. Mais ce « centre de compétence » ne sera opérationnel au mieux que d’ici à la mi-2026, selon les éléments communiqués par les deux industriels. Bien tard pour l’Ukraine.
Si les alliés se sont mis d’accord, lors du sommet de l’OTAN à La Haye, pour augmenter à hauteur de 5 % de leur produit intérieur brut leurs dépenses de défense et de sécurité d’ici à 2035, la mise en œuvre de cet effort, destiné à développer une forme d’autonomie stratégique, demeure dépendante d’un calendrier décorrélé des urgences du front ukrainien.