Source: Le Monde du 01/09/2025
Malgré le retour d’Ariane, le défi spatial de l’Europe reste immense
Olivier Pinaud (Service Économie)
ANALYSE
L’Europe a retrouvé son chemin vers l’espace. Le 12 août, Ariane-6 a réussi son deuxième vol commercial, après celui du 6 mars. Il s’agit du troisième succès consécutif pour la nouvelle fusée européenne, si l’on ajoute son envol inaugural de juillet 2024. Le rythme de lancements va pouvoir accélérer. Trois autres tirs devraient avoir lieu d’ici à la fin de l’année, avec l’objectif d’atteindre une cadence de neuf à dix lancements annuels à l’horizon 2027, soit deux fois plus que la capacité maximale d’Ariane-5, la fusée mise à la retraite en juillet 2023. Les commandes sont déjà là : 32 vols ont été réservés par des opérateurs de satellites auprès d’Arianespace, l’exploitant du lanceur fabriqué par ArianeGroup (filiale à 50-50 des industriels Airbus et Safran).
Pour l’Europe, la renaissance d’Ariane est un soulagement. Les quatre années de retard du programme, couplées à l’échec fin 2022 du premier vol commercial de la fusée italienne Vega-C, fabriquée par Avio, l’ont privée d’un accès souverain à l’espace pendant près d’un an, la rendant dépendante de SpaceX, la société d’Elon Musk, leader américain tout-puissant du marché. Car, dans le même temps, le lanceur russe Soyouz, qui décollait depuis le Centre spatial guyanais de Kourou, et qui était utilisé par de nombreux opérateurs de satellites, est devenu infréquentable du fait de l’agression contre l’Ukraine en février 2022.
En 2024, les Etats-Unis ont effectué 156 lancements, dont 132 par la fusée Falcon-9 de SpaceX, soit un décollage tous les deux jours. Suivent ensuite la Chine (68 vols), la Russie (17) et le Japon (7). Avec ses trois tirs (deux pour Vega et un pour Ariane-6), l’Europe n’était qu’à la septième place, derrière l’Inde (5) et l’Iran (4). Un affront, alors que le Vieux Continent s’était habitué à dominer l’industrie spatiale au début du millénaire avec Ariane-5 (vingt-sept années d’existence, 117 lancements, dont plus de 80 succès consécutifs).
Le ministère français des armées a ainsi dû attendre que la nouvelle fusée soit disponible pour lancer, lors du premier vol commercial de mars, son satellite CSO-3 et compléter, enfin, sa constellation militaire d’observation depuis l’espace, alors que les deux premiers appareils, CSO-1 et CSO-2, sont en orbite depuis 2018 et 2020.
Indispensable, Ariane-6 l’est aussi pour des acteurs privés, et pas seulement européens. Sur les 32 vols déjà réservés, 18 l’ont été par Kuiper, la société du milliardaire américain Jeff Bezos, le fondateur d’Amazon, qui construit une constellation d’accès à Internet par satellites concurrente de celle d’Elon Musk, Starlink. Si elle se sert aussi de SpaceX, Kuiper peut espérer aller plus vite en ajoutant le lanceur européen, en attendant que sa propre fusée, New Glenn, qui a décollé pour la première fois en janvier, monte en cadence.
Bien que rouverte, la route européenne vers l’espace ressemble pourtant encore à une départementale face à l’autoroute SpaceX. Même à plein régime, en ajoutant les capacités d’Ariane-6 et celles de Vega-C (quatre ou cinq vols annuels), l’Europe ne pourra pas assurer plus d’une quinzaine de vols par an, alors que le lanceur d’Elon Musk devrait décoller 180 fois cette année.
Minilanceurs moins coûteux
Malgré une conception modulaire qui lui permet de répondre à différents types de mission, pour des satellites de différentes tailles, en orbite basse ou dans l’espace lointain, la fusée européenne ne peut pas rivaliser avec Falcon-9. Pour Ariane, un nouvel appareil doit être entièrement fabriqué pour chaque mission, tandis que SpaceX peut récupérer et réutiliser des éléments de son lanceur, ce qui lui permet de voler presque tous les jours et de réduire, quasiment de moitié, le coût unitaire d’un tir.
D’où la volonté de l’Europe de disposer elle aussi de fusées réutilisables et de minilanceurs, moins coûteux et plus adaptés à la mise en orbite des petits satellites, comme ceux de la future constellation de télécoms Iris² développée par la Commission européenne afin de s’affranchir du réseau Starlink d’Elon Musk à partir de 2030.
Le défi est immense, car il impose un changement radical à toute l’industrie spatiale européenne. Contrairement à Ariane-6, dont les 4 milliards d’euros de coût de développement ont été partagés, non sans heurts, entre différents Etats européens, France en tête, avec 55,6 %, suivie par l’Allemagne (20,8 %), l’Italie (7,7 %), l’Espagne (4,7 %), la Belgique (3,8 %), la Suisse (2,4 %), les Pays-Bas (1,6 %) et la Suède (1,5 %), c’est le modèle du chacun pour soi qui a été retenu sous la pression de Berlin, soucieux de défendre ses start-up locales, comme Isar Aerospace, RFA et HyImpulse. Par le biais du Centre national d’études spatiales, la France sponsorise pour sa part quatre jeunes pousses, Latitude, HyPrSpace, Sirius et MaiaSpace. Cette dernière, qui appartient à ArianeGroup, prépare aussi le terrain à une future version réutilisable d’Ariane.
En jouant la concurrence, l’Europe espère rattraper une partie de son retard face aux Américains et aux Chinois. Pour l’industrie spatiale européenne, c’est une course d’obstacles. Elle va devoir démontrer sa capacité à maîtriser la technologie des fusées réutilisables. L’accélération des cadences pour répondre à la demande des opérateurs de satellites chamboule aussi sa façon de faire historique, en passant du quasi-sur-mesure au travail à la chaîne. Les industriels et leurs sous-traitants doivent apprendre à travailler plus vite, moins cher, avec de nouvelles méthodes, SpaceX ayant révolutionné la façon de concevoir une fusée en utilisant au maximum des pièces déjà existantes. Le temps presse : Elon Musk est déjà passé à l’étage supérieur avec sa mégafusée Starship, dont le vol test du 26 août a été couronné de succès.