Le Monde
L’Europe spatiale à la recherche de moyens pour se relancer
La crainte d’un déclassement du continent, en particulier de la France, grandit
Gary DagornEt Olivier Pinaud
L’Europe n’a jamais consacré autant d’argent à l’espace. Mercredi 26 et jeudi 27 novembre, les ministres des 23 pays membres de l’Agence spatiale européenne (European Space Agency, ESA) se réunissent en Allemagne, à Brême (Basse-Saxe), pour arrêter le budget de l’institution pour les trois années à venir. Le total des contributions des Etats pourrait dépasser 22 milliards d’euros, soit 5 milliards de plus que lors de la dernière « ministérielle » de novembre 2022.
Pourtant, malgré ce montant, les craintes d’un déclassement du continent n’ont jamais été aussi fortes. « L’Europe ne représente qu’environ 10 % de l’économie spatiale mondiale en matière de financement public. Les Etats-Unis font 60 %, la Chine 15 %, et la part européenne est en réalité en train de diminuer (…). Il y a un risque très élevé que les meilleures personnes, les meilleures entreprises quittent l’Europe », s’est inquiété Josef Aschbacher, le directeur général de l’ESA, dans un entretien à l’Agence France-Presse, le 10 octobre.
Ce déclassement se voit déjà. En service depuis juillet 2024, Ariane-6, dont le quatrième vol commercial est prévu mi-décembre, a rouvert la porte de l’espace à l’Europe, et une multitude de jeunes entreprises développent des fusées de plus petite taille. Mais ni Ariane ni ces dernières ne maîtrisent la technologie des propulseurs réutilisables comme SpaceX, la société d’Elon Musk, ou Blue Origin, l’entreprise du fondateur d’Amazon, Jeff Bezos, qui l’a testée avec succès, à sa deuxième tentative, le 13 novembre.
Fragmentation des forces
Autre exemple, les constellations de satellites de communications : lancé en mars 2023 par la Commission européenne, le projet Iris² entrera en service seulement en 2030, ce qui laisse toute la place à Starlink, le réseau d’Elon Musk, timidement concurrencé par l’opérateur français Eutelsat. L’Allemagne, qui redouble d’ambitions dans le spatial, avec un budget record de 35 milliards d’euros pour les cinq prochaines années, réfléchit même à lancer sa propre constellation, faisant craindre un risque de fragmentation des forces en Europe.
Quant à la France, ses contraintes budgétaires ne lui permettent plus d’être le moteur spatial qu’elle était. Sa contribution à l’ESA est attendue entre 3 milliards et 3,5 milliards d’euros, proche des 3,2 milliards de 2022. En face, l’Allemagne, devenue en 2019 le premier contributeur de l’ESA, débloquerait jusqu’à 5 milliards. L’Italie pourrait ravir la deuxième place à la France, avec un budget de 4 milliards. Or, comme la politique de l’ESA s’appuie sur le principe du retour géographique (le montant des contrats vers l’industrie de chaque Etat doit être égal à sa contribution), les industriels français redoutent une stagnation de leur budget.
Ces interrogations ont également des conséquences sur les projets scientifiques. Car si le bouquet de programmes central de l’ESA est financé par la contribution des Etats, d’autres activités dites « optionnelles » dépendent de ce que les pays souhaitent apporter, ou pas.
C’est le cas de Ramses (Rapid Apophis Mission for Space Safety), une mission qui prévoit d’étudier Apophis, un astéroïde géocroiseur de 375 mètres de diamètre qui doit passer à moins de 32 000 kilomètres de la Terre le 13 avril 2029. Un survol exceptionnel qui n’a lieu que tous les cinq mille à dix mille ans et qui représente une occasion unique d’étudier la façon dont la gravité terrestre comprime et étire les roches d’Apophis, laissant même espérer aux géochimistes de voir les roches sous la surface de l’astéroïde. Mais, développée sous le programme « défense planétaire » de la sûreté spatiale, cette mission devra convaincre suffisamment d’Etats membres pour boucler son financement.
Autonomie technique
Plusieurs missions déjà approuvées pourraient aussi nécessiter des financements supplémentaires si d’aventure la NASA ne pouvait fournir certains composants critiques en raison des coupes budgétaires décidées par l’administration Trump. Le rover martien Rosalind-Franklin est la mission la plus emblématique des difficultés des Européens sur le plan de l’autonomie technique.
Le robot, qui devait partir pour la planète rouge en 2018, a été victime de problèmes techniques puis de la rupture de coopération avec Roscosmos, l’agence spatiale russe. Son avenir dépend désormais de la fourniture d’éléments que la NASA s’est engagée, en 2024, à fournir : la fusée de lancement et une unité de chauffage à radio-isotope, élément central du rover qui permet de maintenir l’électronique de bord « au chaud » sur la glaciale surface martienne (− 62 °C en moyenne). Des solutions de remplacement sont envisagées.
Deux autres missions futures pourraient nécessiter de pareilles « actions de réduction de risque » si le partenaire américain devait flancher : la sonde EnVision, qui doit partir pour Vénus fin 2031, et l’ambitieux LISA, premier détecteur spatial d’ondes gravitationnelles, qui doit être lancé vers 2035. Quant à l’Earth Return Orbiter, la contribution européenne à la mission américaine de retour d’échantillons martiens (Mars Sample Return), l’ESA envisage désormais, au vu du risque d’annulation de celle-ci, de lancer une nouvelle mission, nommée temporairement « Zefero », en réutilisant la sonde. Mais le devenir de l’orbiteur ne devrait pas être connu lors de ce conseil ministériel : il attendra au minimum que la bataille budgétaire outre-Atlantique connaisse une issue.