Source: Le Monde du 17-04-2019
« Il ne faut jamais gâcher une bonne crise »
Propos Recueillis Par Guy Dutheil Et Philippe Escande
Guillaume Faury, le nouveau président exécutif d’Airbus, revient sur les défis qui attendent l’avionneur européen
ENTRETIEN
Le 10 avril, Guillaume Faury a succédé à Tom Enders à la tête d’Airbus. Agé de 51 ans, cet ingénieur diplômé de l’Ecole polytechnique et de l’Ecole nationale supérieure de l’aéronautique et de l’espace va devoir piloter l’avionneur européen en respectant une feuille de route semée d’embûches.
L’Europe a été condamnée par l’OMC pour avoir subventionné Airbus. En réaction, Donald Trump a menacé d’augmenter les droits de douane, notamment sur Airbus. Cela vous inquiète-t-il ?
Cette affaire dure depuis 2004. Nous nous sommes mis en conformité avec ce que l’Organisation mondiale du commerce nous demandait de faire. Ce n’est pas le cas pour les Etats-Unis. Il est difficile d’imaginer une escalade sans fin. Airbus est un acteur économique et industriel très important outre-Atlantique. Nous employons 3 000 collaborateurs et le volume de nos achats de 17 milliards de dollars [15 milliards d’euros] y assure 275 000 emplois. Le secteur aérien ne serait pas ce qu’il est sans Airbus et nos clients en ont conscience. Aux Etats-Unis, ils nous défendent, car ils savent l’intérêt qu’il y a à travailler avec nous.
Les menaces de M. Trump ont-elles pour but de soutenir Boeing, dans une mauvaise passe avec son 737 MAX immobilisé au sol ?
On pourrait se poser ce genre de question, mais je ne dispose pas d’éléments pour y répondre.
La fin du mandat de Tom Enders a été marquée par des affaires de corruption. Avez-vous bon espoir de les solder ?
Mes prédécesseurs ont pris des décisions très difficiles et courageuses qui permettront à l’entreprise de mettre en place l’un des meilleurs systèmes de conformité [aux règles anticorruption]. Cette crise est visible et difficile. Elle a des conséquences humaines et opérationnelles.
Nous coopérons avec les justices britannique, française et, à présent, américaine en toute transparence. La sûreté, la qualité, l’intégrité et la conformité sont les piliers qui feront d’Airbus une entreprise crédible et responsable au XXIe siècle, quelles que soient les crises que nous traverserons. L’enjeu de confiance est essentiel pour nous.
N’est-ce pas passer sous les fourches caudines américaines comme, avant vous, BNP Paribas ou Alstom, avec, in fine, une amende géante ?
Pour une entreprise comme Airbus, la complexité des règles et des lois vient de notre présence mondiale. Il faut s’adapter, car elles évoluent sans cesse. Mais il est vrai que l’extraterritorialité américaine est unique et n’a pas d’équivalent européen. Cela crée un déséquilibre qui n’est pas dans l’intérêt à long terme des Etats-Unis ni dans celui de l’Europe. Il faudra rééquilibrer les choses.
Le plus grand défi d’Airbus sera de tenir les cadences de production de l’A320. Quelles sont vos ambitions pour les années à venir ?
L’an dernier, pour la première fois dans l’histoire de l’aviation commerciale, nous avons livré plus de 600 avions de la famille A320, soit plus de 50 par mois. Nous l’avons fait avant notre concurrent préféré. Pourtant, en 2018, pendant trois mois, Pratt & Whitney ne nous a pas fourni de moteurs et nous avons dû stocker jusqu’à 100 avions. Tout se liguait contre nous pour nous empêcher d’atteindre nos objectifs. Malgré tout, nous avons réussi à livrer le nombre d’avions prévus.
Au premier trimestre 2019, nous avons livré 162 avions, contre 121 il y a un an. C’est donc beaucoup plus qu’en 2018, même en comptant l’apport de notre partenariat avec Bombardier. Nous avons indiqué que nous voulions livrer entre 880 et 890 avions cette année.
Pensez-vous pouvoir tenir vos objectifs ?
Nous allons poursuivre notre montée en cadence pour livrer le nombre d’avions prévus. La demande d’A320 reste très forte. Notre carnet de commandes est rempli jusqu’à 2023. Nous avons des clients qui ont acheté des avions, mais aussi d’autres qui veulent continuer à commander des avions à l’avenir et qui, aujourd’hui, ne trouvent de créneaux disponibles que trop loin dans le temps. La montée en cadence demeure ma principale priorité.
Pensez-vous pouvoir produire 70 A320 par mois pour satisfaire la demande ?
En 2018, nous avons mené une enquête auprès de notre chaîne de fournisseurs et leur réponse a été négative. Les motoristes Pratt & Whitney et CFM, qui ont lancé de nouveaux moteurs, n’étaient pas prêts. Ils souffrent dans cette montée en cadence et ont eu jusqu’à un an et demi de retard.
Cette année, nous allons refaire une analyse de la chaîne de fournisseurs pour voir où ils en sont. L’objectif, c’est 60 par mois cette année et 63 en 2021. Je ne prends pas d’objectif que je ne puisse pas atteindre raisonnablement si ma chaîne de fournisseurs n’est pas capable de suivre.
Boeing, dont le 737 MAX est immobilisé, vient d’annoncer une baisse de sa production. Pouvez-vous en profiter ?
Après des accidents aériens, on ne se réjouit jamais. La sécurité des vols est notre plus grande priorité. A court terme, cela a plutôt des effets négatifs auprès des autorités comme des passagers.
Les problèmes de Boeing interviennent sur le segment du marché – les moyen-courriers – où la demande est très forte et où la production est saturée. Je ne sais pas ce qui va se passer à long terme.
A moyen terme, les déboires de Boeing peuvent-ils permettre l’émergence d’un concurrent comme la Chine ?
Nous n’en sommes pas là. D’abord, parce que nous livrons entre 20 % et 25 % de nos avions en Chine. Ensuite, parce qu’ils n’ont pas encore d’appareils face à l’A320 Neo ou au 737 MAX. Mais ils y arriveront. Sur le long terme, il y aura très probablement un acteur américain, un européen et un chinois.
Les Chinois ne seront pas commercialement représentatifs sur le marché avant une dizaine d’années. Mais, à l’échelle de l’aéronautique, c’est très court et ils progressent vite. Ils l’ont déjà montré dans d’autres domaines technologiques. On ne peut pas ignorer le fait que la Chine est déterminée à avoir un constructeur d’avions.
Comment comptez-vous conserver vos parts de marché dans ce pays ?
Nous partons du principe qu’ils vont réussir à créer un constructeur d’avions. Mais, à ce moment-là, nous voulons être un acteur incontournable en Chine. Le jour où l’aéronautique chinoise aura un constructeur d’avions qui commencera à devenir performant et compétitif, Airbus sera suffisamment implanté en Chine et aura créé un autre écosystème dont ce pays aura besoin.
Airbus est dominateur sur le segment du moyen-courrier, mais semble à la peine sur le long-courrier. Qu’en est-il ?
Quand vous regardez notre carnet de commandes de long-courriers et celui de Boeing, on voit qu’il est beaucoup moins profond chez les deux constructeurs. L’A350 est le meilleur long-courrier aujourd’hui. Il sera à l’équilibre cette année. Mais il est beaucoup plus récent que le 787 de Boeing, donc nous courons derrière en termes de commandes.
La priorité n’est pas de vendre plus d’A350 que les dix par mois que nous avons décidé de produire, mais de réduire les coûts de production pour bien les vendre. L’enjeu avec Boeing, c’est cette baisse des coûts. Ma principale préoccupation, avec l’A330 et l’A350, n’est pas d’avoir des avions meilleurs, car ils le sont déjà, mais d’arriver à en réduire très rapidement les coûts pour pouvoir me battre à armes égales avec Boeing.
Airbus est l’entreprise la plus puissante de la région toulousaine, où le mouvement des « gilets jaunes » a été très violent. Que cela vous inspire-t-il sur la responsabilité de votre entreprise ?
Cette expression violente est celle de gens qui se sentent victimes de la mondialisation, d’une fracture territoriale et de la connaissance. Cela nous a posé de vraies questions sur l’attitude à adopter. Nous nous sommes demandé si des membres de nos équipes étaient sur les ronds-points. Nous n’avons pas de raison de penser que c’est le cas, car notre prospérité est un élément de confiance dans l’avenir.
Nos réponses passent par la formation, notre propre lycée, l’apprentissage et notre fondation qui amènent des jeunes de tous horizons à travailler dans l’aéronautique. Ce problème difficile n’est pas que français. Ce qui se passe en Grande-Bretagne est certainement encore plus grave, profond et durable que ce que nous vivons en France en termes de fragmentation de la société.
A ce propos, comment vous préparez-vous au Brexit ?
Pour nous, le risque le plus préoccupant était celui d’une sortie sans accord avec un ralentissement des mouvements de produits à la frontière. Par conséquent, nous nous sommes organisés avec nos fournisseurs pour parvenir à stocker l’équivalent d’un mois de production pour la plupart de nos pièces.
Nous avions aussi prévu de mettre en œuvre un pont aérien. Ce plan de secours a été mis en place dans la perspective d’une sortie [de l’Union européenne] le 29 mars. Le report à octobre repose toutes les questions, car, pendant six mois, l’incertitude s’ouvre à nouveau et ce n’est pas bon.
Vous avez subi un grave échec avec l’arrêt de l’A380. Quelles seront les conséquences pour Airbus ?
Je ne pense pas que l’A380 soit un échec. Nous n’avons pas atteint les 600 ventes prévues, mais l’avion est une très belle réussite technique. Il est le préféré des passagers et j’en suis un. Il arrive en fin de vie de production pour des raisons économiques, car le modèle de transport aérien dans le monde n’a pas évolué comme on l’imaginait.
L’A380 est un succès, car Airbus ne serait pas ce qu’il est aujourd’hui s’il n’y avait pas eu cet appareil. Il nous a permis de réussir l’A350 et de devenir un acteur particulièrement crédible sur le long-courrier. Il y a une expression que j’aime bien : il ne faut jamais gâcher une bonne crise. Il y a eu des difficultés avec le programme A380, et Airbus a appris de ces difficultés.
Autre épine dans le pied d’Airbus : l’A400M et ses dérapages financiers considérables. Cela condamne-t-il définitivement les grands programmes internationaux ?
Nous avons des clients et nous sommes à la moitié de notre programme de livraison. C’est un appareil unique au monde et aucun autre programme européen n’a atteint ce niveau de complexité. Il a coûté beaucoup d’argent. Aussi notre préoccupation est-elle, pour l’instant, de le sécuriser. Nous comptons sur nos clients, qui apprécient les capacités extraordinaires de cet avion pour que cela déclenche ensuite une phase d’exportations.
Cependant, l’A400M n’est pas le seul à souffrir. Regardez l’avion de combat américain F35, dont les coûts ont considérablement dérapé. Il ne faut pas condamner les programmes internationaux ; il faut que les pays s’accordent sur un tronc commun le plus large possible et que l’on dispose de garde-fous pour éviter les dérives.
Tom Enders a privilégié la rentabilité d’Airbus au détriment du lancement de nouveaux programmes. Allez-vous continuer dans cette voie ?
L’A350, entré en service en 2015, est au début de sa vie. L’A320, l’avion qui rencontre le plus grand succès, a commencé la sienne il y a trente ans, mais il est encore très, très loin de sa fin. Nous avons plein d’idées pour continuer à le faire évoluer avec les nouvelles technologies. Ce n’est pas le moment de lancer un nouveau programme. De nouveaux produits ne signifient pas forcément le lancement d’un nouveau programme.
Les révolutions du numérique et de la connectivité arrivent. Elles permettront de rendre les avions plus autonomes, d’amener de l’information à bord, de l’Internet, mais aussi de récupérer des flux en temps réel. Une autre révolution sera celle des nouvelles énergies. L’aviation commerciale ne représente que 2 % des émissions de CO2, moins qu’Internet. Mais notre engagement est de réduire ce pourcentage.
Par conséquent, notre plus gros défi, au cours des quinze à vingt années à venir, sera de parvenir à décarboner l’aviation commerciale. La batterie électrique n’est pas la meilleure solution, car la quantité d’énergie pour faire voler un avion est considérable. Il faut donc arriver à stocker une quantité importante d’énergie liquide. L’hydrogène pourrait être une solution très intéressante.
Source: Les Echos