Lire l’article du journal Le Monde du 03-05-2019
La nouvelle guerre du GPS
et ses risques
Nathalie Guibert
(Service International)
ANALYSE
Naviguer le long des côtes de la Syrie, au large
des bases russes de Lattaquié, Khmeimim et Tartous installées dans ce pays,
peut revenir à avancer les yeux bandés. « La zone est complètement brouillée »,
confiait récemment un officier français. Dans les zones de tension sévit la
guerre du GPS (Global Positioning System), ce précieux système par satellite
auquel se sont habituées les armées occidentales pour ses fonctions de
positionnement, de navigation et d’horlogerie.
Le GPS est aisé à brouiller, y compris par des
groupes armés peu équipés. Il peut aussi être sujet à « usurpation » (spoofing
en anglais) : cette manipulation plus complexe consiste à envoyer de fausses
coordonnées au terminal GPS des navires quand ceux-ci recalent leur position,
par l’intermédiaire d’un appareil qui a pris la place du satellite habituel.
Plus grave, si l’heure de référence fournie par le système (on parle de sa
fonction timing) n’est plus fiable, des systèmes de télécommunication ou des
radars militaires, agissant à la milliseconde près, seront perturbés. De quoi,
au final, dégrader la précision de missiles tirés sur coordonnées ou empêcher
d’utiliser l’outil qui localise les « forces amies » au sol.
Sur le spectre électromagnétique, la guerre
n’est pas neuve, mais elle se déroule désormais à grande échelle. En théorie,
tous les services de navigation par satellite peuvent être attaqués – GPS
américain, Glonass russe, Galileo européen, NaviC indien, Beidou chinois, QZSS
japonais. Les Etats-Unis ne se privent pas d’employer l’arme de la guerre
électronique, mais, en ce domaine, les Russes rivalisent. « Dans certaines
zones, le GPS est tellement brouillé que certains alliés de l’OTAN utilisent
ponctuellement le Glonass », confie un spécialiste.
Face à la supériorité technologique des systèmes
de commandement et de contrôle de l’OTAN, « la Russie a fait du développement
de moyens asymétriques de guerre électronique une priorité pour usurper,
dégrader et bloquer les services de positionnement », a établi l’expert
américain de la Jamestown Foundation, Roger Mc Dermott. Fin 2018, la Norvège et
la Finlande ont protesté contre la mise en danger de la navigation civile par
des actions de brouillage russes, au moment où se tenait un large exercice de
l’OTAN dans la région.
Affecter le transport civil
« En l’état, la Chine et la Russie sont les
seules puissances au seuil du combat cyber-électronique qui disposent d’un
arsenal complet de moyens en mesure d’affecter le spectre électromagnétique
dans l’ensemble des milieux, y compris spatial », a estimé, en 2018, Philippe
Gros. Ce chercheur a évalué les menaces pour le compte de l’état-major français
dans le cadre de l’Observatoire des conflits futurs (consortium de la FRS,
l’IFRI et Geo4i). « Les capacités des autres acteurs restent au mieux
lacunaires », affirmait-il. Récemment, le groupe C4ADS (Center for Advanced Defense Studies) a démontré que
l’usage des perturbations GPS par Moscou est supérieur à ce qui était estimé jusqu’alors
et qu’il affectait largement les activités du transport civil. Ces experts ont
travaillé avec l’université du Texas et l’entreprise Palantir pour analyser les
données. Entre février 2016 et novembre 2018, ils ont recensé 9 883 cas
d’usurpation, affectant 1 311 bateaux civils. A partir de bases en Russie, en
Crimée et en Syrie.
Des lieux étaient déjà identifiés comme abritant
des matériels d’usurpation : Moscou, Saint-Pétersbourg, Sotchi et Guelendjik,
sur la mer Noire, ou encore Kaliningrad. C4ADS dit « apporter la preuve de telles
activités à Arkhangelsk, dans le Grand Nord russe, Vladivostok, à l’est, le
détroit de Kerch, près de la frontière avec l’Ukraine, Sébastopol et Olyva,
dans la péninsule de Crimée ». Le groupe a mis en évidence les activités
anti-GPS de la base russe de Khmeimim, en Syrie. Il souligne « n’avoir pas
établi que ces opérations sont utilisées pour viser délibérément des cibles »,
mais précise qu’elles gênent « de façon indifférenciée » navires et avions
croisant dans leur rayon, même… russes.
Pour Moscou, cette guerre du signal permet de
couvrir les déplacements de hautes personnalités. Le 15 mai 2018, quand le
président Vladimir Poutine a inauguré le pont de Kerch, plusieurs dizaines de
bateaux ont fait part d’un positionnement erroné. Les actions de leurrage,
ensuite, protègent les installations stratégiques, du Kremlin aux datchas des
oligarques. Depuis l’aéroport de Guelendjiik, Moscou place sous cloche le plus
grand port en eaux profondes de Russie à Novorossiïsk, qui abrite la flotte
militaire de la mer Noire.
Il s’agit, enfin, de sécuriser les bases russes
de l’étranger tout en recueillant du renseignement électromagnétique sur les
forces adverses. « La Syrie est un banc de test pour de nouveaux matériels de
guerre électronique. En avril 2018, le commandant des forces spéciales
américaines en avait parlé comme de l’environnement électronique le plus
agressif du monde », souligne C4ADS. Sur la base de Khmeimim, où Moscou a placé
ses meilleures défenses aériennes S400 et ses avions furtifs SU-57, « les
signaux de brouillage seraient 500 fois plus forts que les vrais signaux GPS
pour les avions volant dans la ligne de mire de l’émetteur, ce qui présente un
risque direct pour la sûreté de l’aviation commerciale », écrivent ces experts.
Les armées occidentales peuvent se passer du
GPS. Des centrales inertielles permettent aux navires de se situer. La «
liaison 16 » de l’OTAN, qui possède son horlogerie, équipe avions et navires.
Mais « les puissances, Etats-Unis en tête, investissent pour renforcer les signaux
satellitaires du GPS et développer des technologies alternatives pour le
positionnement, la navigation et le timing », indique Philippe Gros. La France,
moins avancée, vient de lancer un programme pour créer un service de navigation
combinant le GPS et Galileo, donc moins vulnérable.
En savoir plus ?
Quelques références données par Google sur les techniques de brouillage des GPS « GPS jamming »