Source : Le Monde
PERTES & PROFITS|BOEING
Un régulateur cloué au sol
Par Philippe Escande
Etrange ballet, mercredi 15 mai, sur la colline
du Capitole à Washington. Les deux Chambres du Parlement américain parlaient
avions. Dans les salles du Sénat, on procédait à l’audition de Stephen Dickson,
le futur patron de l’Administration fédérale de l’aviation (FAA). Non loin de
là, du côté de la Chambre des représentants, on a tenté, avec témoins et
victimes, de refaire le film des événements qui ont conduit aux crashs
successifs, à trois mois d’intervalle, d’un Boeing 737 MAX de la compagnie
indonésienne Lion Air et d’un appareil équivalent d’Ethiopian Airlines. Bilan
de ces deux catastrophes : 346 morts, 350 avions cloués au sol dans le monde,
un effondrement des commandes de Boeing et des pertes en cascade dans tout le
secteur mondial du transport aérien et du tourisme.
Deux sujets majeurs sont soulevés. Le premier,
très concret, est la responsabilité de Boeing, averti dès novembre 2018 par des
pilotes d’American Airlines d’une défaillance du logiciel de pilotage de
l’avion et qui n’avait toujours pas corrigé l’anomalie trois mois après quand l’avion
éthiopien s’est écrasé. Le deuxième est celui de la responsabilité de
l’instance de régulation, la FAA. Dina Titus, élue démocrate du Nevada, a
résumé la situation. « Le public pense que vous étiez au lit avec ceux que vous
étiez censé surveiller et que c’est pour cela que l’interdiction des vols de
737 MAX a été si longue à venir », a-t-elle lancé à Daniel Elwell, l’actuel
directeur de la FAA. La presse américaine a notamment révélé que les examens de
certification étaient sous-traités à l’entreprise elle-même…
Un mode de capture sournois
Cette affaire soulève à nouveau la question d’un
phénomène que les économistes connaissent bien et qu’ils appellent la « capture
du régulateur ». Celle-ci est de deux ordres. D’abord matérielle, quand l’agence
de surveillance manque de moyens face à des entreprises bien plus riches. Dans
le cas de Boeing, Daniel Elwell a révélé que si la FAA devait faire les
analyses demandées à l’avionneur, cela lui coûterait 1,8 milliard de dollars
(1,6 milliard d’euros).
L’autre mode de capture est plus sournois car il
est cognitif. A force de travailler dans un même milieu avec les mêmes gens, on
finit par penser comme eux. C’est le rôle du lobbying d’activer ce processus.
La FAA, déjà épinglée pour les mêmes raisons, n’est pas la seule dans ce cas :
les autorités de régulation de l’énergie, des télécoms, de la Bourse, des
banques ou de la santé sont exposées aux mêmes risques dans tous les pays.
Seules solutions : des moyens, une surveillance attentive par le politique, une
rotation des effectifs, comme dans la diplomatie, et de la transparence. Un bon
indicateur de santé démocratique.