Pandémie et décarbonisation: les aéroports vacillent

Source: Le Monde

3 octobre 2020. JULIEN HELAINE/HANS LUCAS

Rémi Barroux, Guy Dutheil, Laurie Moniez, Claire Mayer Et Gilles Rof

Affaiblies par la crise, les plates-formes voient leurs projets de développement de plus en plus contestés BORDEAUX, LILLE, MARSEILLE – correspondants

Fermeture des frontières, loi « climat », opposition des riverains… Sale temps pour les aéroports. Les plates-formes françaises sont à peine en convalescence après un Covid-19 décidément très long. En 2021, elles ont accueilli 70 millions de passagers dans toute la France, soit 39 % de ce qu’elles accueillaient en 2019 (180 millions), la dernière année avant la survenue de la pandémie, selon les données de la direction générale de l’aviation commerciale. 

Le premier aéroport français, Roissy (groupe Aéroports de Paris), n’a vu passer dans ses terminaux que 26,2 millions de passagers, soit 34,4 % de son trafic de 2019. Or la crise qui s’éternise pèse sur les finances des gestionnaires d’aéroports. Pour faire face à ses obligations, Groupe ADP a été obligé de boucler, en décembre 2021, un prêt de 4 milliards d’euros. Dans les aéroports régionaux, c’est l’heure des économies d’autant que la sortie de crise s’éloigne. Avant même de retrouver leur trafic d’avant Covid-19, les aéroports devront gérer le financement de leurs coûts de sûreté, mais aussi la montée en puissance de revendications environnementales des riverains et des autorités.

« Nombreuses failles »

Jusqu’en 2019, « les aéroports étaient un petit monde à part qui profitait d’une croissance annuelle du trafic de 5 % à 10 % et qui pensait qu’elle serait éternelle », pointe Gilles Leblanc, président de l’Autorité de contrôle des nuisances aéroportuaires (Acnusa). Or les aéroports doivent financer les missions de sécurité et de sûreté. Un coût supporté, exception française oblige, par les passagers au moyen d’une taxe d’aéroport. Un prélèvement qui ne rapporte plus assez depuis deux ans faute de passagers. Au total, se désole Thomas Juin, président de l’Union des aéroports français (UAF) : « Nous en sommes déjà à 630 millions d’euros de manque à percevoir. » L’Etat a décidé de verser une avance de plus de 700 millions, mais il faudra la rembourser à partir de 2024. 

Ce surcoût tombe au moment où « les aéroports vont devoir intégrer dans leur modèle économique le coût de décarbonation », ajoute le patron de l’UAF, avec l’engagement de parvenir à la neutralité carbone en 2030. Plus fondamentalement, le développement des aéroports est désormais bridé après la convention citoyenne pour le climat. Le gouvernement avait déjà enterré en 2018 le projet de Notre-Dame-des-Landes près de Nantes et, début 2021, le projet de nouveau terminal T4 à Roissy, « Ce projet qui pouvait se justifier avant la crise n’a plus sa pertinence en l’état. C’est emblématique », signale Edward Arkwright, directeur général exécutif d’ADP.

Depuis le 20 juillet 2021, la loi Climat et résilience interdit sous couvert d’utilité publique les travaux d’extension « s’ils ont pour effet d’entraîner une augmentation nette, après compensation, des émissions de gaz à effet de serre générées par l’activité aéroportuaire par rapport à l’année 2019 »« La loi comprend de nombreuses failles, explique Pierre Leflaive, responsable transports au Réseau Action Climat (RAC), qui fédère la plupart des associations luttant sur le front du climat. Un aéroport peut s’étendre sur sa propre emprise. On peut aussi envisager des achats de terrain sans que soit fait référence à une quelconque utilité publique. Et les gestionnaires d’aéroport peuvent aussi arguer qu’il ne s’agit pas d’augmenter le trafic. » 

Pas moins d’une dizaine de projets d’extension ou de réaménagement, les « plus grands », sont recensés par le RAC à Marseille, Nice, Bordeaux, Lille ou encore Rennes. Ceux de Bâle-Mulhouse et Nantes Atlantique n’entrent pas dans le champ de la loi. A Lille, l’enquête publique au sujet de la modernisation de l’aéroport de Lesquin vient d’être lancée mi-janvier 2022. Appuyés par les écologistes, les riverains sont vent debout contre ce projet de plus de 100 millions d’euros qui prévoit de quasiment doubler la fréquentation annuelle et la surface de l’aérogare (de 18 000 mètres carrés à 34 000 mètres carrés).

« On revendique l’abandon total de ce projet pour aller dans le sens de la convention citoyenne pour le climat », explique Lorraine Hohler de l’association Non à l’agrandissement de l’aéroport de Lille-Lesquin (NADA). Selon elle, deux tiers des vols actuels sont en concurrence avec le train. Conçu pour accueillir 1,5 million de voyageurs par an, l’aéroport de Lesquin, situé à 10 kilomètres de Lille, a atteint les 2,2 millions de passagers en 2019, avant de chuter avec la pandémie à 734 000 passagers. 

Pas de quoi décourager la société gestionnaire (regroupant Eiffage et Aéroport de Marseille), gestionnaire de l’aéroport depuis le 1er janvier 2020 et ce, pour vingt ans. Après une première concertation, un projet immobilier prévu sur trois hectares de terres agricoles a été suspendu et la construction d’un parking de six hectares abandonnée pour réduire l’artificialisation des sols. Pour les opposants, cela reste insuffisant et, le 5 février, un rassemblement pour dénoncer le projet de modernisation de l’aéroport est organisé devant la mairie de Lesquin. 

Une « crise sociétale »

A Marseille, un collectif d’associations et d’habitants conteste les projets d’aménagement de l’aéroport, qui vient de souffler ses cent bougies. Après une manifestation le 11 décembre 2021, une pétition, signée par 7 200 personnes, six associations (Alternatiba, Greenpeace, etc.) ont déposé un recours devant le tribunal administratif de Marseille contre le permis de construire accordé au projet Cœur d’aéroport. Ce chantier de 22 000 mètres carrés vise à réunir les deux halls du terminal 1 en une seule entité et à restructurer le tri des bagages et les zones de contrôle de sécurité.

Pour les dirigeants de Marseille-Provence, il était plus que nécessaire.« L’actuel terminal n’a pas fait l’objet de transformations majeures depuis trente ans. Il ne répond plus aux standards internationaux », répond au Monde Philippe Bernand, président du directoire, qui explique vouloir« augmenter la qualité de service aux passagers sans développer la capacité de l’aéroport ». Pour Charlène Fleury, porte-parole de l’association Alternatiba, « c’est un quasi-doublement de la surface du terminal 1 qui va permettre d’accueillir plus de passagers ».

Si, à Bordeaux, le projet d’extension et de modernisation de l’aéroport est à l’arrêt, du fait de la chute de la fréquentation liée au Covid-19, le maire de Bordeaux Pierre Hurmic (EELV), qui siège au conseil de surveillance de l’aéroport depuis son élection à la tête de la ville en 2020, reste vigilant : « Il y a une prise de conscience, la crise Covid n’est pas qu’une crise sanitaire, c’est une crise sociétale, et beaucoup de projets qui étaient sur les rails avant le Covid sont maintenant réexaminés à la lueur de ce que sont les nouveaux impératifs. » Pour le maire écologiste, « la solution, c’est de diminuer le trafic aérien, on ne peut pas être moteur dans la lutte contre le réchauffement climatique et continuer à dire qu’on va faire comme avant. »

De fait, pour le RAC, la lutte contre l’extension des aéroports participe d’un débat global sur la place du trafic aérien. « Le gouvernement met en avant des solutions sur la décarbonation du secteur aérien, sur des carburants plus verts, sur l’hydrogène, le poids des avions… Ces mesures doivent être amplifiées, mais elles ne peuvent suffire. On ne peut réduire les émissions de CO2 du secteur, et donc lutter contre le réchauffement climatique, si on ne réduit pas le trafic. Et donc toute nouvelle extension des infrastructures aéroportuaires préfigure une augmentation du trafic », résume M. Leflaive.