Le « flight tracking » et les jets privés

La jet-set rattrapée au vol.

De Kylie Jenner à Taylor Swift en passant par Drake, les stars doivent rendre des comptes sur leurs déplacements en avion privé. Un mode de vie en totale contradiction avec leurs prises de position écologistes. 

Texte Coline Clavaud-Mégevand

Capture d’écran du post Instagram de Kylie Jenner le 15 juillet, où on la voit de dos avec le rappeur Travis Scott : « Tu veux prendre le mien ou le tien ? », face à leurs jets respectifs.

“Ton jet ou le mien ?” Cette phrase accompagne une image postée au cours de l’été sur le compte Instagram de Kylie Jenner, sœur de Kim Kardashian et entrepreneuse en cosmétiques aux 366 millions d’abonnés. On l’y voit en compagnie de son compagnon, le rappeur Travis Scott, devant leurs avions privés respectifs. Le post s’est soldé par un mauvais buzz : face aux milliers de messages lui rappelant l’urgence climatique, la jeune femme s’est vue contrainte de fermer les commentaires. De quoi inspirer à l’agence britannique marketing Yard le classement 2022 des jets de pop stars les plus polluants, publié fin juillet et repris par les médias du monde entier. Au sommet de la liste, la chanteuse Taylor Swift, obligée par la suite de justifier 8 000 tonnes de CO₂. Épinglé également plus bas dans le classement, le rappeur Drake qui, face aux accusations de multiplier les vols de vingt minutes, a tenté de se dédouaner en expliquant qu’il s’agissait souvent de questions de logistique pour aller garer l’appareil. 

De simples scandales estivaux oubliés dès la rentrée ? En réalité, voilà quelques mois que s’accumulent les critiques contre les avions des puissants, désormais traqués au kilomètre près. Au printemps, le compte Twitter @ ElonJet a commencé à partager avec son demi-million d’abonnés le bilan carbone de l’avion d’Elon Musk, inspirant en France les populaires comptes @laviondebernard (Arnault) et @iflybernard, qui suit François-Henri Pinault, Vincent Bolloré… Les politiques ne sont pas épargnés, tel Jean Castex, blâmé pour son Paris-Perpignan pris pour aller voter aux législatives à 4 460 kg de CO₂, contre 6 kg l’aller-retour en TGV, selon la SNCF. 

Alors, c’en est-il fini des jets ? Depuis 1955 et le Morane-Saulnier MS 760 qui transportait l’actrice américaine Eva Gabor, ils sont l’apanage de cette microsociété qui vole d’un lieu de rêve à l’autre en toute discrétion, la jet-set… « Là où le yacht et la limousine aux vitres teintées marquaient une réclusion ostentatoire des très riches – un retrait du monde paradoxalement fait pour être vu –, le jet était jusqu’ici invisible, détaille Grégory Salle, chercheur au CNRS et auteur de Superyachts. Luxe, calme et écocide (éd. Amsterdam, 2021). Mais avec l’avènement des réseaux sociaux, les stars du show-business ont vendu la mèche, cédant à un désir de mise en scène qui, aujourd’hui, est forcément perçu comme une provocation. » 

D’autant que les personnes épinglées se disent écologistes, de Taylor Swift, qui s’affiche en robe écolo, aux sœurs Kardashian promouvant le véganisme. Une hypocrisie qui ne passe plus, y compris quand elle est le fait de chefs d’État, confirme Dhouha El Amri, maîtresse de conférences à l’université Paris-Est-Créteil et autrice de l’article « Pourquoi crier au scandale à chaque fois qu’une personnalité politique utilise un jet privé ? », publié sur The Conversation. « Dans un contexte où nous devons traiter de la sortie de la dépendance énergétique européenne envers la Russie ou de la crise écologique, les appels à baisser la consommation d’énergie des ménages se sont multipliés, rappelle-t-elle, et l’incohérence entre ces injonctions et les actions publiques crée des réactions. » 

L’avalanche de polémiques dépasse le cadre de la chronique people. Les crises transforment paradoxalement les jets, yachts et autres fusées de tourisme, jusqu’ici synonymes d’inconscience et de démesure, en « outils de mesure, selon Grégory Salle : celle des inégalités sociales et environnementales. Qui possède peu et qui possède beaucoup ? Sur qui fait-on peser la responsabilité de sauver la planète mais qui a le plus gros impact sur elle ? » Le « jet shaming » permettrait d’éveiller les consciences au sujet des déséquilibres qui régissent notre monde. Dhouha El Amri nuance : « Dans une étude publiée en 2020 dans la Revue de l’organisation responsable, nous avons interrogé des consommateurs qui ne veulent pas adopter un comportement économe en énergie, malgré les appels incessants. Certains sont révoltés par l’injustice face aux grands pollueurs : ils estiment qu’il y a un laisser-aller vis-à-vis d’eux et un acharnement sur les ménages et décident alors de faire la sourde oreille. » 

Source: Le Monde