Source: Le Monde
N. H.
Une piste étudiée pour les longs voyages spatiaux
Interstellar, Avatar, Alien, 2001, l’Odyssée de l’espace… Ces quatre chefs-d’œuvre du cinéma, réalisés au cours de quatre décennies différentes, nous le rappellent : l’hibernation constitue un ingrédient de choix des films relatant des voyages spatiaux lointains. Pourtant, Angelique Van Ombergen, responsable des sciences de la vie à l’Agence spatiale européenne (ESA), le dit d’emblée : « Si pour beaucoup l’hibernation relève de la science-fiction, notre approche est vraiment scientifique. » En quelques points, la neuroscientifique trace la feuille de route : « D’abord, déterminer nos besoins. Observer ce que les animaux hibernants font qui serait susceptible de nous aider. Déterminer ce que des non-hibernants peuvent faire et dans quelle mesure ce serait applicable aux humains. Enfin, mettre en œuvre les technologies associées. Le processus est lancé. La distance à parcourir reste longue. Mais il est indispensable de travailler dans cette direction, tant les promesses sont grandes. »
Immenses, même. L’hibernation semble cousue sur mesure pour accompagner les humains dans l’espace. Développée par de nombreuses espèces animales pour faire face à la raréfaction des ressources en hiver, elle offre des réponses potentielles à trois des principaux défis du voyage dans l’espace. D’abord, l’espoir de réduire drastiquement la masse embarquée. « C’est une des obsessions des agences spatiales, explique Alexander Chouker, réanimateur à l’hôpital universitaire de Munich et coresponsable du groupe de vingt experts sur l’hibernation à l’ESA. Parce que ça pèse sur la taille et la puissance des vaisseaux, mais aussi parce que chaque kilo à bord revient à plus de 10 000 euros. Imaginez ce que cela représente pour un équipage qui part sur Mars, une mission de deux ans et demi. Or, les animaux qui hibernent cessent de s’alimenter et de boire, ne produisent plus de déchets. C’est l’aubaine. »
Autre souci constant des agences spatiales, la protection des muscles et des os des voyageurs du ciel. « La gravité à elle seule impose à nos muscles une action, rappelle Fabrice Bertille, de l’Institut pluridisciplinaire Hubert-Curien, à Strasbourg, dont les recherches sur l’hibernation de l’ours sont soutenues par l’ESA. Dans la Station spatiale internationale, en microgravité, malgré des exercices continuels, les astronautes font face à de sérieux problèmes de fonte musculaire et, au retour, ils sont menacés par la fragilité osseuse. Dans un environnement plus contraint et sur une durée plus longue, ça peut devenir critique. Or, les ours ne rencontrent pas ces difficultés. Ils perdent 15 % de muscles le premier mois, puis plus rien. »
Une « torpeur synthétique »
L’espace cache enfin un danger particulièrement pernicieux : les rayons cosmiques. Sur Terre, le bouclier magnétique qui entoure notre planète nous protège de ce rayonnement émis par le Soleil ou d’autres astres. Mais passé la distance de 50 000 kilomètres, nous sommes nus face aux protons, ions et autres rayons X qui le composent. Pas question d’entourer un vaisseau d’une carapace de plomb, le poids l’empêcherait de voler. D’autres matériaux, plus légers, sont testés. Mais de premières expériences, conduites pour la NASA dans les années 1960, et surtout une étude plus récente menée au centre Helmholtz de recherche sur les ions lourds de Darmstadt (Allemagne) pour l’ESA ont établi que des rats – espèce non hibernante, comme nous – plongés artificiellement dans un état de torpeur se trouvaient largement protégés des rayons ionisants, un effet probable de la réduction du métabolisme cellulaire.
Une telle « torpeur synthétique » est-elle transposable à l’homme ? Aux Etats-Unis, en Europe et au Japon, les chercheurs sont à pied d’œuvre. Ils font valoir plusieurs arguments. D’abord quelques précédents, intervenus au cours du dernier siècle, d’humains miraculeusement épargnés d’une mort de froid par ce qui ressemble à de l’hibernation. Des restes d’hominidés, trouvés à Atapuerca, en Espagne, et vieux de 500 000 ans, en pleine période glaciaire, témoigneraient eux aussi de la capacité de nos ancêtres à hiberner. « On trouve des hibernants dans tous les groupes de mammifères, même les primates, fait valoir Alexander Chouker, et ils n’ont pas de gènes spécifiques. Je ne vois pas ce qui nous interdirait de le faire. »
Pour dire vrai, personne n’envisage sérieusement une plongée du corps à des températures négatives, comme celles subies par le spermophile arctique. Mais l’ours, dont le poids avoisine le nôtre et qui ne perd que cinq degrés (de 38 °C à 33 °C environ), semble un modèle idéal. C’est sur lui – l’ours brun en Europe, l’ours noir en Amérique du Nord – que s’effectue l’essentiel des recherches soutenues par les agences spatiales. Ainsi Fabrice Bertille a-t-il montré que des cellules musculaires humaines plongées dans du sérum sanguin prélevé sur un ours hibernant voyaient leur croissance dopée. A l’université d’Alaska, à Fairbanks, Brian Barnes a mis en évidence les gènes surexprimés ou, à l’inverse, sous-exprimés permettant à l’ours noir d’éviter fonte musculaire et perte osseuse. Une recherche soutenue par la NASA.
« Pas avant dix ans »
Quant à Matthew Regan (université de Montréal, Canada), ses recherches conduites cette fois chez le spermophile à treize bandes sont soutenues par les agences spatiales américaine, européenne et canadienne. Il s’intéresse au rôle du microbiote dans le recyclage de l’urée et la protection musculaire dans les phases de torpeur. Après l’avoir mis en évidence dans un article publié par Science, il tente actuellement de comparer le profil des nouvelles protéines produites chez le rongeur hibernant lors de ce recyclage et celles perdues par les humains et les souris dans des missions spatiales. « Si certaines correspondent, on pourrait imaginer d’administrer des probiotiques aux astronautes pour éviter la fonte musculaire, sans passer par la torpeur donc », conclut-il.
Pour boucler son programme, l’ESA a constitué une équipe de quinze personnes chargées de concevoir un vaisseau muni d’un « hibernaculum ». « Elles travaillent depuis 2019 et ont rendu un premier rapport », explique Angelique Van Ombergen. « Bien sûr, poursuit-elle, ce n’est pas du court terme, ce ne sera pas avant dix ans. Il n’est même pas sûr que ça se fasse. Donc nous développons des scénarios alternatifs. Mais à titre personnel, je pense qu’il y a de bonnes chances pour que l’hibernation synthétique devienne un jour une réalité. » Nul doute qu’alors le phénomène alimentera l’odyssée de l’espace, la vraie cette fois.