France: les commandes militaires pour les armées

Source: Le Monde

Comment s’équipe l’armée française

CHRONIQUE |

Par Antoine Reverchon

Alors que la France s’est lancée dans un programme de réarmement, il n’est pas inutile de savoir comment l’Etat a, par le passé, équipé ses forces armées de chars, d’avions, de missiles, de munitions… Samuel Faure, maître de conférences à Sciences Po Saint-Germain-en-Laye (universités Paris-Cergy et Paris-Saclay), étudie, depuis 2010, les programmes menés depuis 1945, dépouillant documents administratifs et parlementaires, interrogeant près de 200 acteurs (militaires, ministres, industriels, ingénieurs de l’armement, etc.).

Exposant le fruit de ses recherches, le 3 avril, lors du séminaire « Bureaucratie(s) et managérialisme du capitalisme français » (université de technologie de Compiègne-Sciences Po), le chercheur expliquait que la politique de l’Etat français dans ce secteur oscille historiquement entre trois pratiques : l’achat aux industriels nationaux, selon une logique de souveraineté nationale et… de captation de la rente (pour les industriels concernés) ; l’achat « sur étagère » à l’étranger – essentiellement américain –, selon une logique libérale de mise en concurrence et de baisse des prix ; la coopération européenne, selon une logique de construction institutionnelle d’une souveraineté européenne.

Ces trois pratiques se mélangent, se superposent, l’une l’emportant sur l’autre, selon les cas ; la souveraineté nationale pour le Rafale, la coopération européenne pour l’A400M, l’achat américain pour le drone Reaper. Au-delà de la prise en compte des évolutions géopolitiques et économiques, les décisions sont prises en fonction du poids des coalitions sociopolitiques que forment les « acteurs programmatiques » engagés selon leurs intérêts et leurs logiques propres, parfois divergentes, parfois convergentes : ministres, hauts fonctionnaires, états-majors, militaires haut gradés, industriels, ingénieurs de la direction générale de l’armement (DGA). Ces « configurations d’acteurs », qui ne laissent guère de place aux parlementaires, sont complexes, car les positions au sein d’un même corps, institution ou entreprise, varient selon les individus au fil des carrières menées dans les champs politiques, bureaucratiques, techniques, capitalistiques.

Concurrence américaine

Deux grandes tendances se dessinent. Premièrement, l’Etat et l’industrie nationale se désencastrent progressivement à mesure que les logiques « libérales » – et les difficultés budgétaires – l’emportent au détriment des logiques « souverainistes ». A force de privatisations, la DGA ne compte plus que 10 000 fonctionnaires contre 50 000 au milieu des années 1990.

Deuxièmement, l’Etat et les entreprises françaises s’encastrent de plus en plus avec leurs homologues européens, y compris hors des institutions communautaires. Les programmes de coopération permettent de porter le projet politique et économique d’une « Europe unie » face à la concurrence américaine.

Le programme de l’avion de transport militaire A400M (1990-2000) est un bon exemple de la complexité du processus. Dès les années 1980, l’Etat a le choix entre le projet ATF (avion de transport futur) proposé par les industriels français et les militaires, une coopération européenne (la déclinaison militaire d’un avion civil, l’Airbus A400) et l’importation de modèles bon marché américains (C-17 et C-130 Hercules), et même russe (Iliouchine 76) ou ukrainien (Antonov 70) ! L’A400M finit par l’emporter parce que ses partisans offrent des arguments à chacun des « acteurs programmatiques ».

Pour les ministères, la mutualisation européenne soulage un budget militaire déjà grevé par le programme Rafale ; les politiques peuvent invoquer un grand pas pour « l’Europe de la défense » ; les ingénieurs de l’armement peuvent se féliciter d’une prouesse technique qui défie le leadership américain ; on calme les gradés de l’armée de l’air quelque peu méprisants en expliquant qu’il s’agit d’un programme « quasi civil » ; les industriels français espèrent renforcer le succès d’Airbus sur les marchés aux dépens de Boeing. D’autant que l’arbre de l’A400M ne cache pas la forêt : 80 % des commandes d’armement sont encore aujourd’hui passées à des industriels français. La « rente » est encore bien solide.