Controverses sur les agrocarburants

Source: Le Monde

Oxfam dénonce l’impact des agrocarburants sur la sécurité alimentaire

L’ONG critique le soutien marqué de l’Union européenne aux carburants issus de matières premières agricoles, dont l’utilisation progresse

Mathilde Gérard

Faire un plein à la pompe de carburant « vert » relève de plus en plus de la fausse bonne idée. Les carburants issus de cultures agricoles, longtemps présentés comme une voie de décarbonation des transports, entraînent une multitude d’impacts bien documentés sur la sécurité alimentaire, l’environnement et les droits humains. D’abord, en détournant des cultures de leur usage alimentaire, en convertissant ensuite des terres qui faisaient auparavant office de puits de carbone, et enfin, en renforçant le risque d’accaparement de terres dans des pays en développement.

Dans un rapport publié mercredi 11 septembre, l’ONG Oxfam appelle l’Union européenne (UE) à mettre fin aux politiques de soutien aux agrocarburants, et demande aux Etats membres de prendre des mesures pour abandonner l’utilisation de carburants issus de cultures agricoles.

En 2021, les pays européens ont utilisé 26 millions de tonnes de cultures sous forme d’agrocarburant, représentant la production de 5,3 millions d’hectares. Au niveau mondial, la demande va croissant : 15 % des huiles végétales produites dans le monde sont destinées aux carburants. Selon les estimations d’Oxfam, la production d’agrocarburants, si elle avait été directement utilisée pour de l’alimentation humaine, aurait pu répondre aux besoins caloriques de 1,6 milliard d’individus.

Une estimation plutôt rhétorique puisque l’essentiel des cultures utilisées pour faire tourner les moteurs (soja, tournesol…) sert en premier lieu à l’alimentation des animaux, mais qui signale l’ampleur des volumes alors que l’industrie des biocarburants se défend d’entrer en compétition avec les besoins alimentaires. Tandis que plus de 733 millions de personnes souffrent de la faim – soit plus de 9 % de la population mondiale –, et que 2,3 milliards sont en situation d’insécurité alimentaire, l’impact des agrocarburants doit être davantage pris en compte, estime l’ONG.

Pour ce rapport, Oxfam a fait appel aux travaux du statisticien Chris Malins, qui a étudié l’impact de la demande en biocarburants sur les cours mondiaux de l’alimentation. L’association cite l’exemple du doublement du prix de l’huile végétale entre fin 2020 et 2021, en partie lié à l’essor de la demande en huiles végétales hydrotraitées, un biodiesel de synthèse. Bien avant l’invasion de l’Ukraine par la Russie, les prix des matières premières alimentaires ont suivi la même courbe que celle des prix de l’énergie.

Volatilité des prix

Les biocarburants de deuxième génération, qui reposent sur l’utilisation de déchets ou de résidus agricoles et forestiers, ne sont pas non plus exempts d’effets. « Avec la demande croissante du secteur aérien pour des carburants à base d’huiles de cuisson, on constate que ces huiles usagées valent plus cher que les huiles alimentaires vierges », note Quentin Ghesquière, spécialiste des enjeux de sécurité alimentaire à Oxfam France. De quoi susciter un appétit irraisonné pour les « huiles de friture ». Ces dernières années, des cas d’importations frauduleuses en Europe d’huile de palme présentée comme de l’huile de cuisson ont été révélés par la presse.

En outre, ces carburants présentés comme « durables » affichent en réalité un piètre bilan climatique, si l’on tient compte des changements d’affectation des sols. Par les mécanismes de conversion des terres, la production croissante d’agrocarburants réduit la surface des terres faisant office de puits de carbone, les convertissant en terres émettrices. Une étude réalisée en 2015 pour la Commission européenne, intégrant l’enjeu de l’affectation des sols, a ainsi conclu que les biodiesels, issus de colza, de soja ou de palme, émettent plus de gaz à effet de serre que les carburants fossiles.

En raison de ces effets néfastes, l’UE a fixé en 2015 une limite maximale de 7 % à l’incorporation d’agrocarburants de première génération (directement issus de matières premières agricoles) dans le mix énergétique des transports. Mais la demande en énergie continuant de croître, les volumes consommés en Europe progressent toujours.

Un rapport « crédible »

La France, parmi les principaux pays européens utilisateurs d’agrocarburants, a interdit ceux issus d’huiles de soja ou de palme, mais n’a pas changé son plafond d’incorporation et maintient une politique de taxation très favorable. En 2020, sur 47 milliards de litres de carburants consommés, 4 milliards étaient des biocarburants. « Au niveau européen, ces dernières années, on constate un statu quo sur les biocarburants, regrette Barbara Smailagic, de l’ONG européenne Transport & Environnement. Mais les Etats membres ont la possibilité d’aller plus loin en transposant les directives européennes, et de réduire le plafond sur les biocarburants de première génération pour limiter leurs effets négatifs. » Ce qu’a fait la Belgique, en fixant un seuil plus restrictif de 3,5 % au maximum d’agrocarburants dans son mix en 2030.

Pour Timothy Searchinger, chercheur à Princeton (Etats-Unis) et spécialiste reconnu des biocarburants, le rapport d’Oxfam est « excellent et crédible », même si lui irait plus loin dans ses recommandations : « Ce ne sont pas juste les biocarburants issus d’huile de soja ou d’huile de palme qu’il faut interdire, mais tous types d’agrocarburants à base d’huiles végétales. » Car, rappelle-t-il, les marchés de toutes les huiles végétales sont intimement liés : « On a constaté que, lorsque l’usage de biodiesel issu d’huile de colza augmente en Europe, cela accroît les importations d’autres types d’huiles, y compris d’huile de palme. »