

Source: Le Monde
En Ukraine, la fabrique du drone FP-1, destiné à frapper la Russie
La start-up Fire Point a conçu et produit massivement, en peu de temps, un drone à longue portée rivalisant avec le Shahed de l’armée russe
Emmanuel Grynszpan
KIEV- envoyé spécial
Née sous la menace aérienne permanente des missiles russes, l’industrie des drones ukrainiens répond œil pour œil, dent pour dent. Sans plus dépendre du bon vouloir de ses alliés occidentaux. Disséminés à travers le territoire, les ateliers du principal fabricant ukrainien de drones à long rayon d’action, Fire Point, fabriquent à la chaîne un appareil mesurant 6 mètres d’envergure et répondant au Shahed russe, ce drone de conception iranienne qui terrorise la population ukrainienne depuis trois ans.
En moins de deux ans, la fabrication du FP-1 est montée en cadence jusqu’à dépasser le rythme de 2 000 exemplaires par mois aujourd’hui. Pour un coût à peu près identique, soit 47 000 euros l’unité. Ce « missile de croisière du pauvre » peut, à l’instar du Shahed, transporter une charge explosive de plusieurs dizaines de kilos vers un point précis, jusqu’à une distance de 1 400 kilomètres.
Grâce à des commandes massives du ministère de la défense, le FP-1 est devenu l’arme principale pour frapper les infrastructures pétrolières, gazières et l’industrie de défense russe. Environ deux tiers des frappes dans la grande profondeur russe sont effectuées par ce drone. Le reste des frappes est le fait de drones dont les fabricants préfèrent éviter toute mention publique. Le FP-1 est discrètement perfectionné et assemblé au sein d’un complexe de bâtiments d’apparence anodine. Le Monde a pu visiter ce site, à la condition de ne révéler aucun détail sur son emplacement.
Ce qui n’était qu’une minuscule start-up du secteur de la défense à la fin 2022 emploie aujourd’hui 2 500 personnes, précise la directrice technique, Iryna Terekh. Les bureaux de Fire Point consistent en un vaste open space occupé par une centaine d’employés rivés à leurs ordinateurs. Aux étages inférieurs, une dizaine d’ateliers de tailles diverses grouillent d’activité. On peut y observer presque toutes les étapes de la fabrication et de l’assemblage du FP-1.
Dans un atelier où est diffusé de la musique electro, Maksym, mécanicien chez Fire Group, qui n’est pas autorisé à divulguer son nom de famille pour des raisons de sécurité, insiste sur l’adaptabilité du drone, en désignant un fuselage ouvert du FP-1. « La charge explosive peut varier de 50 à 100 kilos d’explosif, c’est un équilibre entre la charge utile et le carburant, déterminé par ma mission. » Plus le drone va loin en territoire ennemi, plus la charge explosive doit être réduite. « On peut même y loger une « FAB » [bombe aérienne standard soviétique dont l’Ukraine dispose d’un large stock] de 115 kilos, à condition de tailler dans la coque », explique le mécanicien.
Echapper aux radars
Le corps est fait de résine époxy, avec de nombreuses parties internes réalisées en fines plaques de bois contreplaqué. Des matières légères, difficiles à détecter par les radars. Mais aussi très bon marché, car l’usage du FP-1 est unique. Toute la conception est pensée autour de la chasse au coût. Tout, sauf l’avionique, le « cerveau » du FP-1, où est logé le système de navigation ultrasecret. Un petit boîtier contenant des équipements électroniques destinés à conduire le drone volant à très basse altitude – pour échapper aux radars – vers sa cible, avec la plus grande précision, dans un environnement hostile où le GPS (navigation satellite) est brouillé.
La conception modulaire de l’engin, simple et rustique, est aussi pensée pour permettre un déploiement rapide sur la zone de lancement. Le FP-1 circule en pièces détachées. Il est très vite (en dix-huit minutes, selon Fire Point) assemblé, comme un meuble Ikea, par les militaires, placé sur une rampe et tiré à l’aide d’un « booster », une sorte de petite fusée placée sous le fuselage, larguée dès qu’elle a rempli son rôle : projeter le drone à une hauteur de 30 à 40 mètres, à partir de laquelle le moteur à hélice prend la relève. L’équipage remballe rapidement la rampe et déguerpit pour éviter les frappes russes.
« Ce drone remplit efficacement une stratégie à long terme : la nécessité d’affaiblir l’économie de l’agresseur russe, explique l’expert militaire Ievhen Dyky. Son existence est aussi la conséquence du refus de nos alliés de nous fournir les armes dont nous avons besoin. Quand ces armes nous sont fournies, c’est au compte-gouttes et avec parcimonie. Au lieu d’avoir un effet décisif, ces armes étrangères agissent comme un vaccin. Elles permettent aux Russes de trouver rapidement un antidote. »
Faute de missiles de croisière, comme le Tomahawk américain, l’Ukraine cherche des solutions venant de son industrie nationale. Le Neptune, à l’origine un missile naval, conçu et fabriqué par le groupe d’Etat Loutch, a été transformé pour un usage sol-sol. Fire Point s’est également mis sur les rangs avec un engin baptisé « Flamingo », affichant une portée trois fois supérieure (3 000 kilomètres) et une charge deux fois plus puissante (1 tonne). A ce jour, plus d’une centaine aurait déjà été fabriquée. Mais on ignore tout des capacités de ce missile face aux défenses antiaériennes russes.
Comme pour le FP-1, l’avantage du Flamingo, aussi appelé FP-5, réside dans son coût très bas pour un missile de croisière : 600 000 dollars (516 000 euros) l’unité, bien moins cher qu’un Tomahawk. Il est destiné à être produit en quantités suffisantes pour effectuer des tirs par salves, afin de multiplier les chances de percer les défenses antiaériennes russes. « C’est une arme spécialement conçue pour ce théâtre, que nous pourrons adapter très rapidement aux contre-mesures russes », souligne Mme Terekh.
Fire Point, reprenant des informations déjà divulguées par l’armée ukrainienne, mentionne que quatre exemplaires du Flamingo ont été tirés sur des cibles ennemies, dont trois en zone occupée et un en territoire russe. « Nous n’avons pas la possibilité de réaliser des tests sur notre territoire en raison de la guerre et des alertes aériennes fréquentes », explique-t-elle.
Processus industriels dispersés
Cette menace permanente impacte fortement la fabrication. « Tous nos processus industriels doivent être dispersés et dédoublés, voire triplés, pour empêcher que des frappes russes arrêtent notre production. Cela pèse naturellement sur les coûts, mais nous travaillons dans une industrie où les contingences sont extrêmes », note Mme Terekh. La directrice technique ajoute que Fire Point se serait volontiers passé de toute médiatisation et du risque attenant d’attirer l’attention de l’ennemi, si un impératif « géopolitique » ne s’était imposé.
A la mi-août, des photographies du Flamingo, dans un hangar, ont été diffusées par l’agence américaine AP. « Nous avons voulu montrer que l’Ukraine possédait des cartes », explique Mme Terekh, en faisant référence à l’affirmation contraire du président américain, Donald Trump. Une démarche très inhabituelle pour une jeune entreprise privée du secteur de la défense. La directrice technique assure qu’il s’agit d’une initiative de Fire Point non coordonnée avec la présidence ukrainienne. « C’était très risqué de notre part, mais nous pensons que le message a fait son effet », ajoute-t-elle.