Le Monde
REPORTAGEKHERSON ET KIEV- envoyé spécial
Al’aube du mercredi 19 novembre, le sifflement d’un missile de croisière russe Kh-101 a déchiré le ciel bleu au-dessus de Ternopil, ville de l’ouest de l’Ukraine. Plongeant sur un immeuble d’habitation, sa charge explosive de 400 kilos a tué 26 personnes, dont 3 enfants, et en a blessé 92 autres, dans un bilan encore provisoire. Le soir, 26 personnes étaient encore portées disparues, peut-être sous les décombres. Durant cette attaque, l’armée russe a tiré un total de 48 missiles et 470 drones contre le territoire ukrainien, principalement l’ouest du pays et la ville de Kharkiv (nord-est), à travers une ligne de front de 2 100 kilomètres, incluant la rive de la mer Noire.
Face à ces attaques quasi quotidiennes contre l’arrière du front, les infrastructures énergétiques, les centres industriels et les agglomérations, la défense anti-aérienne ukrainienne perfectionne un dispositif hétéroclite pour s’adapter à une menace s’amplifiant et perpétuellement changeante. Des moyens au sol (canons, missiles, radars, brouilleurs électroniques, drones intercepteurs) s’imbriquent, tandis que, dans les airs, des avions de chasse (dont les F-16 et les Mirage 2000-5F), des hélicoptères et des avions à hélice complètent le dispositif.
La première ligne de la défense anti-aérienne ukrainienne se trouve à quelques dizaines de kilomètres de la ligne de contact. Dans le sud de l’Ukraine, dans la région de Kherson, ce sont des équipages armés de systèmes anti-aériens de courte portée. L’un d’eux, qui fait partie de la 39e brigade, est équipé du système français Mistral, un missile transportable anti-aérien léger. Ce sont deux équipes de deux hommes chacune prenant à tour de rôle le quart de garde (douze heures), guettant le ciel et les alertes parvenant par radio ou sur l’écran de leur tablette tactile.
Vassyl, Ivan, Serhii et Vlad (qui ne sont pas autorisés à donner leur nom de famille) sont tous quadragénaires. Campés près d’une haie d’arbres dans la vaste plaine au nord du Dniepr, ils tendent l’oreille pour repérer une éventuelle attaque. Pas les gros drones d’attaque à long rayon d’action de type Shahed qu’ils chassent, mais de plus petits drones, qui les traquent.
« Ici, tout vole »
Le moindre sifflement ou vrombissement les fait réagir. « Non, ça, c’est une voiture », explique Ivan, dit « Kipitch », en pointant un véhicule circulant au loin. « Ici, tout vole : FPV, Molnia, Lancet [munitions rôdeuses russes]. Nous avons fréquemment des attaques », dit Serhii en consultant la tablette sur laquelle tourne un logiciel militaire. Vlad, dit « Medved », confirme, notant que « quelque chose a explosé pas loin sur le village de S., il y a quarante minutes. Sûrement un drone ». Les deux hommes expliquent qu’ils doivent changer de position le plus vite possible dès qu’un tir est effectué, car ils sont immanquablement repérés par l’ennemi, qui lance alors à leur poursuite des munitions rôdeuses. « Kipitch » et « Medved » déploient en deux minutes leur système Mistral, installé sur un trépied avec un dispositif de visée électronique. « Nous avons des Mistral de 1e, 2e et 3e générations, mais sans le dernier système de visée, que les Français gardent jalousement. Si seulement nous avions suffisamment de missiles… C’est toujours ric-rac ! », déplore « Kipitch ». Leur mission consiste à ne cibler que des drones de type Shahed ou des missiles, jamais des drones tactiques. « Il serait injustifié de tirer un Mistral coûtant 200 000 euros sur une cible coûtant 2 000 euros », dit « Medved ».
Les cibles sont principalement des drones comme le Shahed d’origine iranienne, perfectionné par la Russie et produit sous le nom de « Gueran-2 ». Ce drone emporte une charge qui peut atteindre 90 kilos et dont le coût de production serait autour de 200 000 euros l’unité. Les salves de Gueran-2 sont souvent truffées de leurres appelés « Gerber », des drones possédant la même forme, mais coûtant quatre fois moins cher à produire, afin de saturer la défense anti-aérienne ukrainienne. Les missiles de croisière (qui coûtent entre 1 million et 2 millions d’euros l’unité) sont plus difficiles à abattre, tandis que les missiles balistiques ne sont vulnérables qu’au système américain Patriot, dont la défense anti-aérienne ukrainienne ne possède qu’une poignée d’exemplaires.
Ne pouvant pas – tant s’en faut – compter sur l’arsenal extrêmement onéreux et parcimonieux de ses alliés occidentaux, la défense anti-aérienne ukrainienne s’équipe de manière croissante auprès d’un tissu industriel dynamique de fabricants domestiques.
Une solution s’impose progressivement : le drone intercepteur. Il s’agit d’un appareil coûtant, selon les modèles, entre 2 000 et 5 000 euros, capable d’atteindre des altitudes élevées (jusqu’à 4 000 mètres) et d’accélérer jusqu’à près de 300 km/h pour rattraper un drone de type Shahed (lequel ne vole pas à plus de 240 km/h) et le détruire en déclenchant une petite charge explosive.
Chaque drone intercepteur requiert un pilotage manuel, qui nécessite de former des milliers de dronistes pour un maillage efficace du pays. Notamment à l’arrière, où se trouve le gros des cibles attaquées par les drones de type Shahed. Or, l’armée ukrainienne se trouve déjà en sous-effectif pour tenir la ligne de front.
« Patriotisme et sens du devoir »
C’est ainsi qu’est apparue l’idée de former des équipages de dronistes composés en partie ou entièrement de civils, formés au pilotage de drones intercepteurs. « Nous avons besoin d’environ 700 équipages pour constituer trois lignes de défense parallèles à travers un axe nord-sud. Il faudrait en outre 100 équipages pour protéger Kiev », estime Oleksandr, dit « Van Gogh ». Cet architecte dans le civil est devenu formateur en pilotage de drone, en 2022, au sein de Dignitas, une organisation à but non lucratif fournissant des technologies et des formations à la société civile ukrainienne.
Le vivier de recrutement, ce sont les formations de volontaires des communautés territoriales (DFTG), des unités paramilitaires formées à un niveau administratif comparable à celui du canton en France. Particulièrement les civils réticents à s’engager dans l’armée, mais prêts à donner deux jours (ou nuits) par semaine à la défense de leur communauté. Commandés par la défense territoriale, les volontaires DFTG sont exemptés de mobilisation et peuvent continuer à mener leur existence civile là où ils résident.
« Strela » (nom de guerre), 43 ans, s’est engagée dans les DFTG au printemps, dès qu’elle a su que les civils pouvaient participer à la chasse aux Shahed grâce à des drones intercepteurs. Par « patriotisme et sens du devoir », et parce qu’elle « adore piloter un drone ». Cette femme, qui exerce une profession intellectuelle, doit se contenter de la fonction de guideuse de tir. « Il n’y a pas assez d’instructeurs pour les formations aux drones intercepteurs », soupire Strela, qui a déjà assuré environ deux cents heures.
« Je n’ai eu peur qu’une seule fois, pendant la nuit du 15 octobre, se souvient-elle. C’était épique ! Des missiles et des Shahed [russes] sont passés au-dessus de nos têtes, le ciel était strié de balles traçantes. C’est la seule fois où j’ai mis mon casque et mon gilet de protection. » Cette nuit-là, son unité a abattu trois drones.