Extrait du journal Le Monde du 19/10/2019
« J’ai menti au régulateur sans le savoir » : la phrase du pilote d’essai du 737 MAX qui provoque un tollé
Par Arnaud Leparmentier, New York, correspondant du journal Le Monde
Un échange entre salariés de Boeing révèle qu’ils savaient que le système antidécrochage MCAS rendait l’appareil difficile à piloter en simulateur.
Y a-t-il eu négligence ou volonté frauduleuse de la part de Boeing dans la certification de ses avions 737 MAX, dont deux se sont écrasés – en Indonésie en octobre 2018 et en Ethiopie en mars 2019 –, faisant au total 346 morts ?
Le doute est permis depuis la publication, vendredi 18 octobre, d’échanges entre le pilote d’essais en chef du constructeur, Mark Forkner, et l’un de ses collègues, Patrick Gustavsson, lors de la procédure de certification de l’appareil, en 2016.
Il y est question d’essais dans un simulateur et du système antidécrochage, le MCAS, qui s’est depuis révélé déficient et serait responsable des deux accidents. Il « déraille dans le simulateur », s’inquiète ce jour-là M. Forkner, qui ajoute : « Bon, je suis nul en pilotage, mais ça, c’était flagrant. » M. Gustavsson fait alors remarquer qu’il va falloir actualiser les instructions dans le manuel de vol. « En gros, ça veut dire que j’ai menti aux régulateurs sans le savoir », répond M. Forkner. Son collègue poursuit : « Ce n’était pas un mensonge. Personne ne nous avait dit que c’était comme ça. »
De fait, huit mois plus tôt, Mark Forkner avait demandé à l’Agence fédérale américaine de l’aviation (FAA) de ne pas faire mention du MCAS dans le manuel de vol. Convaincue que le dispositif informatique n’était pas dangereux et qu’il ne devait pas être utilisé fréquemment, la FAA avait donné son assentiment. Cet échange nécessitera une exégèse approfondie pour savoir s’il a été suivi de mesures correctives et si l’actualisation du manuel évoqué par M. Forkner et M. Gustavsson aurait permis d’éviter les accidents.
« J’attends de vous une explication immédiate »
Sa publication a provoqué un choc majeur, parce que Boeing en avait connaissance depuis le mois de février. Le constructeur de Seattle (Etat de Washington) avait alors transmis le document à la justice américaine, mais pas au ministère des transports et à la FAA qui en dépend. Cette dernière est furieuse. Son administrateur, Steve Dickson, a écrit, vendredi, une lettre comminatoire de quatre lignes au PDG de Boeing, Dennis Muilenburg : « Je crois comprendre que Boeing a découvert le document dans ses archives il y a quelques mois. J’attends de vous une explication immédiate concernant ce document et le délai mis par Boeing à déclarer ce document à son autorité de régulation. »
A Wall Street, c’était la panique, l’action de l’avionneur dévissant de 6,8 %, à 344 dollars (309 euros). L’audition de M. Muilenburg, prévue le 29 octobre au Sénat, puis le lendemain à la Chambre des représentants, s’annonce houleuse. Il a été déchu de son titre de président du conseil d’administration de Boeing et n’en est plus que directeur général.
« C’est la preuve manquante. Ce n’est plus juste une défaillance de régulation ou une défaillance culturelle. Cela commence à ressembler à un comportement délictueux », accuse, dans un entretien au New York Times, Peter DeFazio, représentant démocrate de l’Oregon au Congrès et président de la commission des transports.
Boeing est soupçonné d’avoir privilégié sa rentabilité et sa part de marché aux dépens de la sécurité. L’affaire remonte à 2011, alors que l’avionneur était sous pression, eu égard à la concurrence de l’A320 Neo d’Airbus. Plutôt que de se lancer dans la conception d’un nouvel appareil qui aurait pris une décennie, il a décidé de moderniser son 737, conçu dans les années 1960. Il fallait un plus grand rayon d’action. C’est pour cela que Boeing a décidé d’équiper l’avion de moteurs plus lourds, ce qui a eu pour conséquence d’augmenter les risques de décrochage. Ceux-ci étaient censés être compensés par le fameux système informatique MCAS, qui a été installé à l’économie, avec un seul capteur.
L’appareil reste cloué au sol
Le premier appareil, mis au point à une vitesse expresse, est sorti des chaînes de production en novembre 2015. Le 737 MAX a été un succès commercial immédiat, avec pas moins de 5 000 commandes enregistrées. En outre, il avait l’avantage de ne pas nécessiter de nouvelle formation des pilotes de 737 traditionnels. Jusqu’à son immobilisation, le 13 mars 2019, dans la foulée de l’accident survenu en Ethiopie. A ce moment-là, près de cinquante compagnies exploitaient 376 appareils, effectuant plus de 8 500 vols par semaine.
L’avionneur continue de produire une quarantaine de 737 MAX par mois, qui s’entassent sur le tarmac de Seattle, faute d’obtenir l’autorisation de voler. Début octobre, un panel d’experts américains et d’autorités de régulation étrangères avaient sévèrement critiqué Boeing, mais aussi le rôle de la FAA dans la certification du 737 MAX : « La FAA n’avait pas une connaissance suffisante du MCAS ce qui, associé à sa faible implication, l’a rendue incapable de fournir une évaluation indépendante », accusaient les experts.
L’Agence européenne de la sécurité aérienne a d’ailleurs informé la FAA qu’elle n’était pas satisfaite de la démonstration effectuée par cette dernière et Boeing pour prouver la fiabilité du nouveau système de contrôle de vol. A cette aune, une reprise des vols en 2019 paraît de plus en plus incertaine.