Des compagnies aériennes aux sous-traitants…

Des compagnies aériennes aux sous-traitants… l’épidémie provoque un effet domino dans l’aéronautique

Par Guy Dutheil

Le coup dur porté aux compagnies aériennes, dont l’activité est à l’arrêt presque total, a des répercussions directes sur la santé de l’ensemble du secteur, des avionneurs aux aéroports.

Eric Prévot, commandant de bord sur un Boeing 777 et porte-parole des opérations aériennes d’Air France, n’en est toujours pas revenu ! Pour la première fois de sa carrière, le pilote en vol vers Los Angeles a traversé, début mai, un ciel américain quasiment vide. Au sol, en revanche, à la verticale de l’aéroport de Victorville (Californie), « j’ai pu voir des centaines d’avions imbriqués les uns dans les autres sur le tarmac ».

Aux Etats-Unis comme en Europe, les compagnies aériennes sont à l’arrêt presque total. A l’exemple d’Air France, qui n’assure plus que 5 % de son programme. « Moins d’une trentaine de vols quotidiens, au lieu de 1 000 en temps normal », se désole M. Prévot. Quelques rares destinations long-courriers, telles que Los Angeles, New York, Rio, Sao Paulo ou encore Fort-de-France et Pointe-à-Pitre.

La pandémie a d’abord touché de plein fouet les compagnies aériennes. Depuis la mi-mars, Air France-KLM « a perdu globalement 100 % de ses recettes », relève la compagnie. En revanche, les coûts demeurent et les pertes s’accumulent. La compagnie franco-néerlandaise et sa concurrente allemande Lufthansa perdent ainsi chaque jour 25 millions d’euros.

Nombre d’Etats ont mis la main à la poche pour leur éviter la faillite. La France va prêter 7 milliards d’euros à Air France. Les Pays-Bas devraient suivre, avec une aide de 4 milliards d’euros pour KLM. Outre-Atlantique, le plan de relance massif de l’économie, d’un montant de 2 200 milliards de dollars (environ 2 030 milliards d’euros), prévoit 50 milliards de dollars pour les compagnies aériennes en difficulté. United Airlines a été la première à profiter de cette manne salvatrice. Fin avril, elle a annoncé son souhait d’emprunter 4,5 milliards de dollars.

Néanmoins, ces aides financières ne remplacent pas une activité au point mort. « Les restructurations commencent. Les compagnies annoncent des réductions d’effectifs et de leurs flottes », souligne Bertrand Mouly-Aigrot, associé du cabinet de conseils Archery Strategy Consulting. British Airways veut se séparer de 30 % de son personnel, soit 12 000 salariés. Les compagnies islandaise Icelandair et suédoise SAS frappent encore plus fort, avec respectivement 45 % et 50 % de leurs effectifs poussés vers la sortie. Dernière en date, mardi 12 mai, Brussels Airlines, filiale de Lufthansa, a présenté un plan de redressement, qui prévoit 25 % de suppressions de postes et 30 % d’avions en moins.

Certaines compagnies pourraient ne pas survivre

Selon certains experts, les compagnies européennes, qui emploient près de 400 000 salariés, pourraient supprimer 30 % de leurs effectifs. Il faut dire que cette crise va entraîner un manque à gagner estimé à 314 milliards de dollars par l’Association internationale du transport aérien (IATA). Certaines pourraient ne pas y survivre. La low cost long-courrier Norwegian, qui vient de décider d’arrêter son activité long-courrier, et la compagnie portugaise TAP feraient déjà figure de victimes désignées.

Aux Etats-Unis, David Calhoun, le PDG de Boeing, estime qu’il est « fort probable » qu’une des quatre grandes compagnies – United Airlines, Delta Airlines, American Airlines et Southwest Airlines – fasse faillite. Même les très riches compagnies du Golfe prennent des mesures d’économie : Qatar Airways a décidé, jeudi 14 mai, de réduire sa flotte d’une cinquantaine d’avions et de supprimer 20 % de ses effectifs. « C’est une décision très difficile à prendre… mais nous n’avons pas d’autre alternative », a déclaré Akbar Al-Baker, le PDG de la société, qui emploie 46 000 salariés.

De son côté, Air France, même sauvée de la faillite, n’échappera pas à une restructuration. La compagnie, dont 80 % des 46 000 salariés sont au chômage partiel, n’envisage pas pour le moment de licenciements, mais réfléchit à des plans de départs volontaires. Ils pourraient concerner plus de 2 000 hôtesses et stewards, ainsi que 350 pilotes. Une annonce devrait être faite à l’occasion d’une réunion de gestion prévisionnelle des emplois et des compétences (GPEC), prévue en juin.

En réduisant les effectifs de ses personnels navigants commerciaux (PNC), la direction poursuit un double objectif : réaliser des économies et « aplatir la pyramide des âges » en faisant partir les hôtesses et stewards les plus anciens. En revanche, côté pilotes, syndicats et direction pencheraient plutôt pour une réduction de l’activité. En effet, ces derniers sont rémunérés à l’heure de vol. « Il serait donc possible », indique un navigant d’Air France,« de conserver l’effectif des pilotes en faisant moins voler chaque navigant ». Une sorte de partage du travail le temps de passer la crise. La direction voudrait éviter à tout prix de perdre des pilotes, car leur formation coûte très cher : 50 000 euros pour un navigant expérimenté et 150 000 euros pour un débutant, un cadet.

La déconfiture des compagnies aériennes a des répercussions directes sur la santé des avionneurs Airbus et Boeing. Le groupe européen a déjà réduit sa production de 30 % et placé dès mars 3 000 salariés en chômage partiel. Selon nos informations, la direction ne songerait pas encore à des licenciements. Elle attendrait l’été et une éventuelle reprise du trafic aérien pour se décider. « Nous n’avons eu aucun écho d’un éventuel plan social », confirme Xavier Petrachi, délégué CGT d’Airbus. En revanche, le groupe a annoncé, à la faveur d’une réunion du Comité social et économique, jeudi 14 mai, que 30 % des 45 000 salariés français seraient placés en chômage partiel à partir du 18 mai et ce, jusqu’au 30 septembre.

Eviter un bain de sang

Pour sa part, Boeing, déjà considérablement affaibli par la crise de son 737 MAX, immobilisé au sol depuis la mi-mars 2019 après deux accidents qui ont coûté la vie à 346 passagers et membres d’équipages, a préféré tailler dans le vif. L’américain, qui emploie 160 000 salariés, a annoncé la suppression de 10 % ses effectifs. Pour David Calhoun, ces coupes etles 25 milliards de dollars d’emprunts obligataires devraient permettre à Boeing de traverser la crise avant un retour à la normale, qu’il ne prévoit pas avant deux ou trois ans.

Quand Airbus et Boeing toussent, c’est toute la chaîne de fournisseurs qui s’enrhume. « En moyenne, le taux de production a baissé de plus de 40 % », s’inquiète Philippe Petitcolin, directeur général de Safran. Le motoriste, qui compte en France environ 46 % de ses salariés en chômage partiel, n’envisage « pas de licenciements secs tant que ces mesures de chômage partiel sont en vigueur ». En revanche, prévient M. Petitcolin, « si la crise dure, il faudra que l’on prenne des mesures structurelles ».

General Electric et Rolls-Royce ont déjà commencé. L’américain a annoncé 25 % de suppressions de postes, tandis que le motoriste britannique va faire partir 8 000 salariés. Plus que les fournisseurs de premier rang comme Safran, ce sont les équipementiers de petite et moyenne tailles qui devraient faire les frais de la crise. Beaucoup de PME pourraient passer à la trappe.

Selon le Groupement des industries françaises aéronautiques et spatiales (Gifas), « avant la crise, près d’un quart [23 %] des 200 PME du secteur étaient déjà dans le rouge ». Pour éviter un bain de sang, Eric Trappier, PDG de Dassault et président du Gifas, a appelé, mercredi 13 mai, à un plan de relance européen. Le Gifas et son équivalent allemand, le BDLI, ont créé « deux task-forces chargées de vérifier l’état de santé de la filière ».

Avec la grande majorité des avions immobilisés, les aéroports se trouvent, eux aussi, à l’arrêt. « Notre niveau d’activité est de 2 % », précise Augustin de Romanet, PDG de Groupe ADP. Faute de recettes, le gestionnaire d’aéroports a revu à la hausse son plan d’économies, désormais fixé à 450 millions d’euros. « Un chiffre provisoire », précise le PDG. Ce dernier prévoit « une reprise du trafic aérien cet été, autour de 10 % à 15 % ». Il attend avec impatience la réouverture d’Orly. Les autorités devraient prendre « la décision entre le 8 et le 20 juin ». S’il n’y a pas de deuxième vague épidémique.