Internet par satellite : la nouvelle bataille de l’espace
Par Dominique Gallois, Alexandre Piquard (source: Le Monde du 03-04-2021)
La course s’accélère pour diffuser l’Internet haut débit dans les zones inaccessibles partout sur la planète. Elon Musk s’impose avec Starlink, un projet de constellation de 42 000 satellites. Absente, l’Europe veut réagir, car l’enjeu est de taille. Il en va de la souveraineté numérique, face à des opérateurs privés bien décidés à occuper les fréquences.
Vostochny, au sud-est de la Sibérie, dans la nuit du jeudi 25 mars. Sur le pas de tir de ce cosmodrome russe, une fusée Soyouz opérée par l’entreprise européenne Arianespace décolle. Sa mission, mettre en orbite 38 satellites de la société anglo-indienne OneWeb. Ils vont rejoindre les 110 autres gravitantdéjà autour de la Terre, premiers éléments d’une constellation de 648 satellites destinée à diffuser l’Internet haut débit partout sur la planète.
La veille, à Cap Canaveral, en Floride (Etats-Unis), une fusée Falcon 9 ajoutait 60 satellites aux 1 300 lancés en moins de deux ans par Elon Musk, dirigeant de Tesla et fondateur de l’entreprise spatiale SpaceX, pour former sa propre constellation, Starlink. Mais là, il s’agit d’une tout autre échelle : ce maillage spatial devrait être composé, à terme, de 42 000 satellites.
Ces lancements n’en sont donc qu’à leurs débuts. Ils vont se poursuivre avec la régularité d’un métronome, à raison de 34 à 36 satellites une fois par mois pour OneWeb, et de 60 tous les quinze jours pour Starlink, jusqu’à ce que leur réseau soit tissé. Dans les années à venir, les mises en orbite vont s’intensifier avec la concrétisation des projets de l’opérateur de satellites canadien Telesat, du patron d’Amazon Jeff Bezos, et de l’Union européenne.
Engouement pour l’orbite basse
Hormis les Chinois, très secrets, ils sont donc cinq acteurs à vouloir connecter les zones isolées, les voies maritimes et aériennes, en plaçant des satellites entre 550 kilomètres et 1 200 kilomètres d’altitude. Cet engouement récent pour l’orbite basse est lié à la multiplication des services nécessitant des temps de réponse quasi instantanés, que ce soit dans les transports, la finance, la défense ou même les jeux vidéo. Or, à la différence de l’orbite géostationnaire à 36 000 kilomètres, où gravitent des satellites de télécommunications, la basse altitude offre le double avantage d’un débit très élevé et surtout d’un temps de latence infime.
Mais le ticket d’entrée pour former une constellation est élevé : entre 2 milliards et 10 milliards de dollars (entre 1,7 milliard et 8,5 milliards d’euros). Un investissement considérable pour des perspectives encore floues, mais espérées prometteuses. Aujourd’hui, les communications par satellites représentent moins de 1 % du marché mondial du transport de la donnée, 6 milliards de dollars sur les 800 milliards annuels.
« Les besoins sont tels que ce pourcentage devrait doubler rapidement », estime Hervé Derrey, PDG du fabricant franco-italien de satellites Thales Alenia Space (TAS). « Ce que cherche un opérateur de satellites, ce n’est pas de concurrencer la fibre, mais d’occuper la niche où elle ne pourra jamais aller », résume le directeur général d’Eutelsat, Rodolphe Belmer. Dans cette perspective, « rien que pour l’Europe, nous estimons à 3 ou 4 millions le nombre de foyers à connecter à l’horizon 2030, et 5 millions en Afrique ».
« The winner takes all »
Cependant, la compétition s’annonce inégale face à Elon Musk, devenu l’acteur spatial le plus actif de la planète. « Il faut avoir en tête qu’il possède plus de 40 % des satellites opérationnels, relève Stéphane Israël, président exécutif d’Arianespace, l’entreprise chargée du lancement des fusées Ariane, Soyouz et Vega. Qu’un seul acteur privé ait autant de poids soulève de nombreuses questions, surtout quand on sait que les constellations peuvent aussi être des infrastructures de souveraineté. »
Après s’être imposée en quelques années sur le marché des lanceurs, sa société SpaceX fabrique des satellites pour les besoins de sa constellation. Ces derniers sont alors envoyés par ses propres fusées, dont le premier étage revient après chaque mission se poser sur une barge dans l’Atlantique pour être réutilisé. Etant le seul à maîtriser l’ensemble de la chaîne et le premier sur le créneau des constellations, le milliardaire américain impose ses conditions aux autres arrivants, selon l’adage « the winner takes all » .
Depuis octobre 2020, plusieurs milliers de Nord-Américains participent aux tests d’accès à Internet dans des régions rurales isolées. Tout avance très vite. Au début du mois de mars, SpaceX a déposé un dossier auprès de la Commission fédérale des communications pour connecter son réseau aux camions, bateaux et avions. L’entreprise a aussi ouvert les précommandes au public. Il en coûtera 499 dollars pour l’achat d’un terminal, et un abonnement mensuel de 99 dollars. Mais la couverture sera limitée au départ à l’Amérique du Nord et au Royaume-Uni. Le seul qui pourra rivaliser, à cette échelle, sera Jeff Bezos, avec son projet Kuiper de 3 200 satellites, encore à l’étude.
« La constellation la moins chère »
A coté de ces méga-constellations, un autre entrepreneur américain, Greg Wyler, a choisi une stratégie différente. Fournir avec l’entreprise OneWeb, qu’il crée en 2012, l’Internet haut débit partout dans le monde à destination des professionnels, des collectivités locales ou des gouvernements, sans aller jusqu’au particulier comme le prévoient Starlink et Kuiper. A l’origine, il avait convaincu Coca-Cola d’entrer au tour de table de sa start-up, pour que dans des endroits inaccessibles de la planète les distributeurs de boissons soient équipés de relais.
Autre différence, les satellites sont placés sur une orbite polaire plus haute que celle de Starlink, 1 200 kilomètres au lieu de 550 kilomètres, ce qui permet d’en avoir moins, leur couverture de la Terre étant plus large. Trois lancements sont effectués entre 2019 et 2020, mais la société connaît des problèmes de financement qui la contraignent l’an dernier à se placer sous la protection du chapitre 11 de loi américaines des faillites. Elle sera reprise en juillet par le gouvernement britannique, associé à l’entrepreneur indien Bharti.
« Nous sommes la constellation la moins chère du monde, 2 milliards de dollars », apprécie le directeur technique de OneWeb, Massimiliano Ladovaz, qui prévoit une mise en service partielle avant la fin de l’année. « Il nous faut encore trois lancements pour arriver à couvrir le Nord de l’Europe, le Royaume-Uni, l’Alaska et le Canada. Ce sera fait à l’été. Nous aurons une couverture globale fin 2022. » Pour cela, OneWeb poursuit avec Airbus la fabrication de ses satellites de 150 kg, « de la taille d’une très grosse machine à laver américaine », au rythme de deux par jour dans leur usine de Cap Canaveral. « 70 % du développement est français »,souligne-t-il.
C’est aussi un européen, TAS qu’a choisi en février le canadien Telesat pour fabriquer les 298 satellites de sa constellation Lightspeed. Comme OneWeb, elle évoluera à mille kilomètres et ne s’adressera pas aux particuliers. « Cela fait deux ans que nous travaillons sur la conception et le design », souligne Hervé Derrey. « Nous savons ce que nous avons à faire, et les premiers satellites seront lancés en 2023, le réseau constitué en 2025 », affirme-t-il pour relativiser l’impression de retard face aux autres projets.
« Nos satellites seront interconnectés et chacun pourra parler à quatre autres par laser, ce qui permettra par exemple aux passagers en croisière ou en avion de communiquer instantanément où qu’ils soient dans le monde », décrit-il. Le gouvernement canadien sera le premier client pour vendre des capacités aux communes rurales isolées et lutter contre les zones blanches.
L’UE joue « le coup d’après »
« Derrière chaque constellation, il y a un Etat en soutien », souligne Luigi Scatteia, expert espace chez PWC. Face aux Etats-Unis, au Royaume-Uni et au Canada, le commissaire européen chargé de l’espace, Thierry Breton, a annoncé en décembre 2020 un projet européen de réseau de satellites. L’objectif est d’être indépendant, comme pour la géolocalisation avec Galileo face au système GPS américain, ou pour l’observation de la Terre avec le service Copernicus.
« Ne cherchons pas à copier les Américains ou les Chinois, mais jouons le coup d’après avec une constellation nouvelle génération permettant d’échanger en toute sécurité partout dans le monde », lance-t-on à Bruxelles. Une manière de transformer le retard en avantage pour cette constellation déjà surnommée « Bretonicus » en raison de l’implication de son promoteur. Fin avril, neuf industriels – dont Airbus, Eutelsat, Arianespace et TAS – publieront leur étude de faisabilité de réseau, dont l’investissement est estimé à 5 milliards d’euros.
L’impératif sera d’aller vite car l’enjeu est de taille. Il en va de la souveraineté numérique, face à des opérateurs privés non européens dont certains, comme Amazon, sont déjà leaders de l’hébergement dans le cloud – l’informatique dématérialisée. Or, certains acteurs du secteur s’inquiètent du risque de saturation de l’espace. Et pointent le fait que le nombre de fréquences disponibles proposées par l’Union internationale des télécommunications, basée à Genève, est restreint, ce qui limite le nombre de constellations possibles.
La course de vitesse engagée suscite des inquiétudes multiples. « Nous assistons à une sorte de colonisation de l’orbite basse qui ne pourra pas accueillir sans limite et sans dommages des dizaines de milliers de satellites », alerte régulièrement Stéphane Israël. Le patron d’Arianespace ne veut pas d’un espace « Far West » et plaide pour « une régulation urgente ».
Lire aussi de la même source
Duel en vue entre Elon Musk et Jeff Bezos
Dominique Gallois Et Alexandre Piquard
Le dirigeant de Tesla et celui d’Amazon nourrissent de grandes ambitions dans les constellations de satellites
Comme les corps célestes, les entrepreneurs milliardaires entrent parfois en collision. Ainsi, le patron de SpaceX, Elon Musk, et le fondateur d’Amazon, Jeff Bezos, veulent l’un comme l’autre connecter à Internet toute la surface du globe, grâce à leurs constellations de milliers de satellites, baptisées respectivement « Starlink » et « Kuiper ». Leurs trajectoires se sont croisées avec fracas, le 23 janvier, quand le premier a reproché au second de chercher à l’empêcher d’obtenir le droit de lancer des appareils sur une orbite plus basse que prévu. « Ce n’est pas rendre service au public que d’essayer de couper les jarrets de Starlink aujourd’hui, au profit d’un système de satellites Amazon qui ne fonctionnera pas avant plusieurs années, au mieux », a taclé sur Twitter Elon Musk, ironisant sur le retard pris par le projet de Jeff Bezos.
Amazon, dont certains satellites graviteront à 40 kilomètres de ceux de Starlink, 550 kilomètres au-dessus de la Terre, n’a pas tardé à riposter.« Les changements demandés par Starlink créent non seulement un environnement plus dangereux pour les collisions dans l’espace, mais aussi des interférences radio pour les clients », a rétorqué l’entreprise. Cet accrochage a exposé au grand jour l’épreuve de force en cours entre les deux groupes devant la FCC, le gendarme américain des télécommunications chargé de délivrer les autorisations d’orbite.
La révolution numérique annoncée dans les services par satellite attise une rivalité sourde. En utilisant des orbites basses, les constellations promettent une connexion n’importe où, avec une faible latence. Un marché porteur vite repéré par Elon Musk, dirigeant du constructeur de voitures électriques Tesla, et Jeff Bezos, bâtisseur du géant de l’e-commerce et des services Amazon. Tous deux ont créé très tôt leur entreprise spatiale – SpaceX en 2002 et Blue Origin en 2000 –, puis annoncé une constellation – en 2015 et en 2019.
Musk a « des années d’avance »
Ils se connaissent très bien : en 2018, Amazon a débauché de SpaceX Rajeev Badyal, devenu patron de Kuiper. « La filière spatiale a un problème : les deux hommes les plus riches du monde ont décidé de devenir les premiers acteurs de la chaîne de valeur », s’inquiète un cadre du secteur.
Dans la bataille des constellations, Elon Musk a « des années d’avance », souligne Dan Ives, analyste de la banque d’affaires Wedbush Securities. Starlink a déjà lancé plus de 1 300 satellites. Et déposé au total 42 000 demandes d’autorisation… soit cinq fois le nombre d’objets lancés dans le ciel depuis Spoutnik, en 1957. SpaceX impressionne aussi par sa « verticalisation » inédite : l’entreprise produit ses satellites, ses fusées pour les lancer, et opérera avec Starlink son propre service.
Cette offre de connexion est, aux yeux d’Elon Musk, cruciale pour financer son rêve de coloniser Mars : le business plan 2015 de SpaceX, révélé par une fuite du Wall Street Journal, prévoyait, en 2025, pour Starlink, 30 milliards de dollars (environ 25,6 milliards d’euros) de revenus, contre 5 milliards de dollars pour les lancements de fusées. Certes, M. Musk est en retard sur ces prévisions, mais il a été le premier à lancer, en octobre 2020, son service grand public d’Internet par satellite en version beta, aux Etats-Unis, au Canada et au Royaume-Uni, pour les zones mal desservies par la fibre ou la 4G.
Face à Starlink, Kuiper est plus lent. L’entreprise a reçu, en juillet 2020, l’autorisation de lancer 3 326 satellites d’ici à 2029, mais n’en a fait décoller aucun. Pour les lancements, la fusée de Blue Origin, l’entreprise spatiale de Jeff Bezos, n’est pas encore opérationnelle. Et Kuiper, filiale d’Amazon, prévoit d’être « agnostique », c’est-à-dire d’utiliser plusieurs prestataires.
Pourtant, Jeff Bezos n’a pas dit son dernier mot. La devise de Blue Origin n’est-elle pas « Gradatim ferociter » (« progressivement, mais avec audace ») ? Pour relativiser la concurrence de Starlink, Amazon répète que la demande de connectivité dépassera les capacités de l’ensemble des constellations. Côté atouts, Kuiper pourra compter sur le savoir-faire du géant de l’e-commerce dans les services. Et aussi sur « l’infrastructure cloud et le réseau global construit depuis dix ans » par la filiale Amazon Web Services (AWS), leader mondial de l’hébergement et des services en ligne, a argué l’entreprise devant la FCC.
AWS a d’ailleurs déjà installé dans ses centres de données douze « stations terrestres », indispensables pour relayer le signal des satellites. Kuiper est aussi très fier de son prototype d’antenne, que les particuliers pointeront vers le ciel pour se connecter : elle mesure 30 centimètres de diamètre, contre 48 pour celle de Starlink.
« Jeff Bezos est presque largué. Mais il a des moyens financiers considérables et, pour sa constellation, il a des autorisations et encore du temps », estime un acteur du secteur. « Entre Musk et Bezos, cela va être un match de boxe en douze rounds, sur la prochaine décennie », prédit Dan Ives, de Wedbush Securities.
Dans ce combat s’invite un troisième acteur : Microsoft, numéro deux du cloud (informatique dématérialisée), avec sa filiale Azure. En octobre 2020, le géant du logiciel a prolongé dans le ciel son duel avec Amazon, en nouant un partenariat avec Starlink. « C’est une extension naturelle de notre activité cloud », explique Xavier Perret, le directeur d’Azure France. La constellation permettra à la filiale de Microsoft de connecter ses petits data centers portables, installés dans des conteneurs, pour ses entreprises clientes travaillant dans des régions isolées. Comme AWS, Azure a créé une division espace pour accompagner l’industrie spatiale, gérer les flux croissants de données des satellites et connecter des entreprises du transport, de l’énergie, de l’agriculture…
« Influencer le monde »
Cette course se poursuit dans un domaine très délicat : la défense. Sur terre, AWS est le fournisseur cloud de l’agence américaine de renseignement CIA, et Azure a obtenu le mégacontrat du département de la défense – que lui conteste AWS. Dans l’espace, les constellations, capables de connecter des avions de chasse ou d’offrir aux militaires une connexion en cas de coupure de réseau, intéressent les militaires : Starlink et Microsoft ont obtenu ensemble un contrat de construction de satellites pour un système antimissiles américain. Pas en reste, Kuiper publie des annonces d’emploi ad hoc : « Vous voulez aider le département de la défense et la communauté du renseignement à mettre en place des solutions de communication satellites innovantes ? », demande l’une d’elles.
Cette ruée pourrait attirer d’autres mastodontes du numérique. Comme Google, numéro trois du cloud et petit actionnaire de SpaceX à ses débuts. Ou Facebook, qui a lancé, en 2020, un satellite test pour étudier les moyens de connecter les régions mal desservies, après une première tentative en 2016 avec un appareil d’orbite haute… détruit dans l’explosion au décollage d’une fusée SpaceX.
Les GAFA (Google, Amazon, Facebook, Apple) disposent d’un avantage : ils ont, non seulement l’espoir de tirer de nouveaux revenus en entrant sur le marché des télécommunications, mais aussi un intérêt indirect à faire croître le nombre d’internautes, qui sont susceptibles de devenir utilisateurs de leurs services en ligne.
L’enjeu des constellations dépasse la rivalité personnelle d’Elon Musk et de Jeff Bezos. « C’est une question de pouvoir. Ce que recherchent les dirigeants des GAFA, c’est une capacité à influencer le monde, analyse l’économiste Gilles Rabin, directeur de l’innovation au Centre national d’études spatiales. La course vers l’espace et l’essor des GAFA, c’est la poursuite de l’exportation du rêve américain, après le jazz et Hollywood. » Pour les entreprises et les Etats, la ruée en cours vers les satellites ajoute aux défis de la concurrence et de la souveraineté.