La France réussit le lancement de trois nouveaux satellites espions
Par Elise Vincent
En menant à bien, mardi, le lancement de satellites spécialisés dans l’écoute électromagnétique, la France défend sa place dans le club des rares puissances militaires dotées de cette capacité, aux côtés de la Chine, de la Russie et des Etats-Unis.
Ils s’appellent « Ceres ». Ils sont au nombre de trois. Et grâce à leur lancement réussi, mardi 16 novembre, à partir de la base de Kourou, en Guyane, les armées françaises devraient dans les prochains mois disposer d’une capacité de renseignement unique en Europe : l’écoute des signaux radars et de télécommunication. Ce que les spécialistes appellent le renseignement d’origine électromagnétique (ROEM).
Jusqu’à présent, la France devait principalement s’en remettre aux Etats-Unis en la matière. Avec ce lancement, elle estime défendre son autonomie stratégique et rejoint le club des rares puissances militaires mondiales disposant de cette capacité, comme la Russie, la Chine, et les Etats-Unis. Un lancement qui intervient juste au moment où Washington a dénoncé et attribué à la Russie, lundi, un tir antisatellite qui a conduit à la formation de nombreux débris orbitaux mettant possiblement en danger les sept personnes actuellement à bord de la Station spatiale internationale (ISS), dont deux cosmonautes russes.
Concrètement, les satellites Ceres construits par Airbus Defence and Space et Thalès ont deux principaux buts. Le premier est de permettre de monter en gamme en matière de renseignement « stratégique ». En clair, être capable de mieux cartographier le monde des émetteurs, c’est-à-dire l’emplacement des centres de télécommunications ou tous les radars qui détectent, déclenchent ou pilotent des systèmes adverses, notamment liés à des missiles. « On pourra ainsi mieux se protéger de systèmes sol-air ennemis », explique le général Thierry Blanc, adjoint du commandement de l’espace.
Pister plus facilement des navires
Le second intérêt des satellites Ceres pour les armées concerne « l’appui aux opérations ». Que ce soit pour protéger les troupes intervenant au sol ou les avions durant leurs raids. Ils donnent la possibilité de surveiller « dans la profondeur », détaille le général Blanc, dans des zones peu accessibles jusqu’à présent aux moyens classiques d’interception des signaux ROEM, comme les avions de type Awacs ou le navire Dupuy-de-Lôme, etc. Une façon de contribuer à la supériorité aérienne de l’aviation française et de limiter les zones dites de « déni d’accès ».
Ces satellites comportent aussi un grand intérêt pour la marine. Il sera désormais possible de pister beaucoup plus facilement qu’auparavant, en particulier sur la durée, des navires de toutes sortes. Un enjeu important à l’heure où le domaine maritime devient de plus en plus conflictuel, notamment en Méditerranée et en Indo-Pacifique.
Comme tous les satellites français, les Ceres seront téléopérés à distance par le Centre national d’études spatiales, basé à Toulouse. Les missions qui leur seront confiées et le choix de leur positionnement, en revanche, seront décidés et préparés depuis la base de Creil (Oise), où la direction du renseignement militaire (DRM) a une bonne part de ses effectifs. C’est aussi à Creil que seront réceptionnées toutes les données collectées. Un énorme enjeu en matière de tri, d’analyse et de stockage.
Caractériser un signal radar est en effet loin d’être une sinécure. Chaque radar a sa propre signature. Pour cela, la DRM pourra notamment s’appuyer sur un logiciel de traitement des données qui a nécessité le développement de savants algorithmes. Baptisé « Demeter », ce dernier a été conçu en parallèle des satellites Ceres et servira à l’identification des signaux.
« Un seul et même capteur »
Le lancement des satellites Ceres est à ce titre l’aboutissement de plus de vingt ans de travaux de recherches pilotés par la Direction générale de l’armement. Avant de parvenir à Ceres, il a fallu lancer dans l’espace pas moins de quatre prototypes. Les premiers ont été lancés dans l’espace dans les années 1990, les derniers au début des années 2010.
L’une des prouesses technologiques du programme Ceres, selon l’ingénieure Laurence [l’anonymat est requis pour le personnel civil du ministère de la défense], directrice du programme Ceres, est la conception du « capteur ». « Les bandes de fréquences utilisées par les radars à détecter sont très larges. Par ailleurs, certains émetteurs sont peu puissants ou n’émettent pas en permanence. Or il fallait un seul et même capteur capable de tous les repérer », détaille-t-elle. Un autre défi a concerné la localisation des signaux émis depuis la terre : « Pour cela, nous avons appliqué le principe de la triangulation. C’est pour cette raison que les satellites Ceres sont au nombre de trois et qu’ils volent en formation », explique l’ingénieure.
Le lancement des satellites Ceres s’inscrit dans un mouvement plus large, décidé en 2019, de renouvellement des capacités militaires spatiales de la France allant de l’observation image, à l’écoute des télécommunications, en passant par la sécurisation des échanges de données.
En octobre, un satellite baptisé Syracuse – qui devrait être rejoint par deux autres d’ici à 2025 – a ainsi été lancé afin de permettre aux armées de tripler leurs capacités d’échange de données de manière sécurisée. Un enjeu de débit important à l’heure où les logiciels embarqués, que ce soit au sein des troupes à terre, sur des frégates, à bord de véhicules blindés ou d’avions, se multiplient et sont de plus en plus exposés aux brouillages. Les besoins en bande passante augmentent également avec les transmissions d’images.
Multiplication de débris
En décembre 2020, les armées ont aussi poursuivi le renouvellement de leurs satellites de renseignement optique, avec le lancement d’un deuxième engin d’observation (dit CSO, « composante spatiale optique »). Il doit être rejoint par un troisième en 2022. Ces satellites déployés dans l’espace par la France depuis les années 1980 correspondent à la troisième génération du genre. Ils doivent permettre d’exploiter des images couleurs en très haute résolution, avec de possibles effets 3D sur des zones de conflits ou d’intérêt stratégique.
Si le programme Ceres aura coûté 450 millions d’euros pour sa seule réalisation finale (hors études préparatoires), les autres renouvellements satellitaires ont été sanctuarisés dans la loi de programmation militaire 2019-2025 dont le budget global consacré à l’espace sur sept ans est de 4,3 milliards d’euros (contre 1,9 milliard sur la période 2014-2019). Le budget annuel de la France en matière spatiale – qui inclut l’achat de services auprès de sociétés privées – reste toutefois bien en deçà de celui des Etats-Unis – plus de 50 milliards de dollars (44 milliards d’euros )par an –ou de la Chine – estimé à plus de 10 milliards de dollars – et de la Russie (plus de 2 milliards d’euros par an).
Tous ces satellites sont une façon d’assurer les capacités « défensives » des armées françaises, insistent régulièrement les officiers spécialistes du sujet, conscients des débats qui font florès sur la multiplication des débris dans l’espace. Comme beaucoup de pays, la France a en effet pour habitude de dénoncer la multiplication de ces débris dont la surveillance mobilise au quotidien de nombreux militaires.
Changement de posture
La France défend par ailleurs un usage « pacifique » de l’espace. Elle assure ainsi s’inscrire dans le cadre du traité qui le régit depuis 1967 et qui proscrit notamment les armes de destruction massive en orbite. Celui-ci n’interdit toutefois pas formellement la militarisation de l’espace. Or face à la recrudescence de moyens offensifs dans l’espace – notamment à des fins d’espionnage – ou à des fins de destruction de satellites, comme viennent de le faire les Russes et ont pu le tester ces dernières années les Etats-Unis, la Chine, ou encore l’Inde, la France a donc amorcé un changement de posture.
Au-delà de l’amélioration de ses moyens de surveillance satellitaires, elle pourrait ainsi, dès 2023, être en mesure d’envoyer dans l’espace de premiers petits satellites patrouilleurs pour protéger ses installations. A terme, l’objectif des armées est par ailleurs de pouvoir mener des opérations « combinées » entre terre et espace.
Face au regain de la compétition stratégique, toute une réorganisation des effectifs militaires français consacrés au spatial doit être mise en œuvre d’ici à 2025. Un commandement de l’espace a été créé en 2019 sur le modèle de ce que font toutes les puissances militaires spatiales. Et après la fusion de plusieurs services éparpillés aujourd’hui entre Paris, Lyon, Creil, et un certain nombre d’embauches, il devrait réunir à Toulouse jusqu’à 450 personnes d’ici à cinq ans, soit un doublement de ses effectifs.