Un article paru dans le Monde daté du 10/04/22
Élise Vincent
Durant la première phase de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, les missiles antichars, antiaériens et les drones de combat employés par les troupes ukrainiennes ont été parmi les armements les plus visibles et les plus efficaces
L’hypermédiatisation de l’offensive russe en Ukraine sur les réseaux sociaux, en particulier sur Twitter, et l’importance des livraisons occidentales ont donné une très forte visibilité aux armements utilisés sur le théâtre ukrainien. En dehors du domaine cyber, quelles armes ont été les plus utilisées ? Lesquelles ont été déterminantes dans la première phase du conflit démarré le 24 février ? De nombreux experts de tous bords scrutent les sources disponibles pour tenter d’y voir clair dans la masse d’informations qui circulent. Et, pour l’instant, un consensus se dégage pour considérer que les armes antichars, antiaériennes et les drones figurent parmi les équipements qui apparaissent les plus efficaces, côté ukrainien, sur le plan opérationnel.
La raison principale du succès de ces armes est liée à l’échec du plan initial russe d’une guerre éclair. L’« opération spéciale », qui aurait dû permettre en quelques jours à des troupes aéroportées de s’emparer, près de Kiev, de l’aéroport stratégique d’Hostomel, capable d’accueillir de très gros porteurs, avant de foncer vers la capitale pour y renverser – ou assassiner, selon les thèses – le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, s’est muée en des batailles de formations réduites d’infanterie légère, de chars et d’artillerie, appuyées par de nombreux tirs de missiles balistiques et de croisière.
Après cet échec, ce sont donc des colonnes de chars et de blindés qui ont pénétré en Ukraine : « Environ 1 800 à 2 000 chars, soit 10 % des capacités officielles de Moscou, ainsi que 8 000 blindés de tous types sur une capacité évaluée à plus de 25 000 », détaille Dimitri Minic, chercheur au Centre Russie/NEI de l’Institut français des relations internationales (IFRI). Ces chars de combat – surtout des T-72, parfois modernisés –, symboles de l’armée soviétique, simples d’usage et déjà largement éprouvés, paraissaient suffisants pour percer des lignes ukrainiennes que les Russes n’imaginaient pas très robustes.
C’était sans compter sur la résistance ukrainienne et la mobilisation des Occidentaux.
Drones turcs
Malgré la présence de modèles de chars russes plus récents, tels que des T-80 ou T-90, « les Ukrainiens ont progressivement repris le dessus grâce aux très nombreuses armes antichars qu’ils avaient en stock et que les Occidentaux leur ont envoyées », précise M. Minic. Soit, notamment, les fameux Javelin américains, et surtout les AT4 ou les NLAW de fabrication suédo-britannique : des armes portatives au maniement aisé, capables de neutraliser un char ou un blindé à plusieurs centaines de mètres de distance.
Alors qu’il est vite apparu que l’un des points faibles de l’« opération spéciale » russe allait être son ravitaillement – puisque celle-ci n’était pas prévue pour durer –, les Ukrainiens ont ensuite ciblé les convois de soutien logistique, mal protégés. Cette fois, c’est l’emploi de drones qui a, en partie, fait la différence. Il s’agit, notamment, de drones de combat turcs Bayraktar TB2, achetés peu de temps avant le début du conflit : une vingtaine, selon des sources convergentes. En face, la Russie n’a pas été en mesure, à ce stade, d’aligner une capacité similaire, Moscou accusant paradoxalement un retard relatif dans le domaine des drones armés.
Pour faire face à cette menace, les Russes disposent en principe de plusieurs systèmes antiaériens sophistiqués – comme ceux de la famille des Buk, ou le Pantsir, sorte de gros camion muni d’un radar, de canons et de lance-missiles. Pourtant, de nombreuses images datant du début de la guerre montrent que ces systèmes Buk étaient en difficulté, radar à l’arrêt. Certains ont vu leur progression gênée par la boue ukrainienne liée au dégel. D’autres semblent avoir pâti de la négligence de leurs opérateurs ou de problèmes d’entretien.
Dans cette bataille pour la maîtrise de la « basse couche » du ciel, les Ukrainiens ont, là encore, bénéficié d’avantages non négligeables. D’abord en utilisant massivement des systèmes antiaériens de type Igla – laissés par les Russes avant l’indépendance de l’Ukraine – ou, de manière plus secondaire, en se servant de Stinger envoyés par les Occidentaux, qui ont beaucoup communiqué sur ce sujet. Tous ces lance-missiles portatifs à guidage infrarouge peuvent atteindre des hélicoptères ou des avions de combat à basse altitude. « L’action de l’aviation russe monte en gamme, mais elle reste entravée par des systèmes sol-air ukrainiens encore capables de la frapper à toutes les altitudes et qui abattent régulièrement un aéronef », explique Jean-Christophe Noël, chercheur associé à l’IFRI.
Plutôt qu’à son aviation, l’armée russe a donc eu recours depuis l’extérieur du territoire ukrainien – notamment depuis la Russie et la Biélorussie – à des tirs de missiles. Dans ce domaine, en revanche, Moscou profite d’une avance technologique. Les plus utilisés ont été des missiles balistiques à courte portée (environ 500 kilomètres), appelés Iskander, d’une dizaine de mètres de marge d’erreur seulement. De sources concordantes, plusieurs centaines d’entre eux ont été tirés à ce jour, même si le rythme s’est ralenti, sans doute faute de stock de munitions. L’Iskander a, par ailleurs, le potentiel d’emmener des têtes nucléaires, ce qui a suscité la crainte des Occidentaux.
Missiles hypersoniques
Moscou a aussi eu recours, dans des proportions bien moindres cependant, à des missiles de croisière Kalibr. Ces fleurons de l’armée russe, très maniables, à courte ou longue portée (jusqu’à 1 500 ou 2 500 kilomètres selon les cas), ont eux aussi la capacité de porter des ogives nucléaires. Ils présentent en outre l’intérêt de pouvoir être tirés depuis un petit navire de surface, comme une simple corvette ou une frégate. Dans la guerre en Ukraine, ils ont été tirés par la Russie depuis la mer Noire.
L’emploi d’armes plus atypiques en Ukraine est possible, mais n’a pu être confirmé. Il a ainsi été question du Kinjal, un missile hypersonique dont la vitesse pourrait atteindre Mach 10 (environ 12 000 km/h), selon les Russes. Le 19 mars, Moscou a affirmé l’avoir employé pour la première fois, la veille, pour détruire un entrepôt souterrain d’armements situé dans l’ouest de l’Ukraine. Si ce tir aurait été suivi de quatre ou cinq autres, selon certaines sources occidentales, principalement américaines, d’autres se montrent plus circonspectes.
Une autre incertitude concerne l’usage de bombes au phosphore contre des civils, comme cela a été observé dans la guerre en Syrie, ce qui constituerait des crimes de guerre. Les dérives d’une infanterie russe équipée de simples fusils d’assaut, en partie constituée de jeunes conscrits fatigués (certains sont déployés depuis l’automne 2021), ont pu aussi s’avérer très meurtrières.
De manière générale, estime M. Noël, de l’IFRI, la bataille du ciel est demeurée jusqu’à présent « peu visible médiatiquement ». Or, dans ce domaine, les Ukrainiens sont moins bien équipés si les combats s’intensifient dans la nouvelle phase du conflit qui a démarré dans l’Est.
Alors que l’armée russe disposerait de 300 à 500 avions de chasse modernes, Kiev n’en avait que 150 au début de la guerre. Et même si l’armée ukrainienne possède des moyens de défense antiaériens de fabrication russe sophistiqués – de type Buk-M1 pour la « moyenne altitude », et S-300 pour la « haute altitude » –, ces derniers sont d’une génération plus ancienne que ceux acquis par Moscou.