Russie: son stock de missiles ?

Source: Le Monde du 12/10

Les stocks de missiles russes en question après les frappes massives

Les attaques de lundi ont surpris par leur ampleur, et les experts s’interrogent sur la capacité russe à mener à bien d’autres opérations de ce type

Cédric Pietralunga

Vladimir Poutine a lui-même évoqué des « frappes massives ». Lundi 10 octobre, la Russie a lancé 84 missiles et 24 drones suicides sur l’Ukraine, selon un décompte établi par le président ukrainien, Volodymyr Zelensky. Au total, 23 villes ont été touchées, parmi lesquelles Lviv, Kharkiv, Odessa, Dnipro ou encore Zaporijia. Plusieurs cités, situées dans l’ouest du pays, loin des combats, n’avaient pas connu un tel déluge depuis le début du conflit. La capitale, Kiev, où plusieurs projectiles se sont abattus, n’avait plus été visée depuis le 26 juin. A titre de comparaison, la Russie avait tiré 168 missiles, le 24 février, lors du déclenchement de son attaque sur l’Ukraine.

Selon le ministère ukrainien de la défense, l’essentiel de ces frappes a été mené avec des missiles de croisière ou balistiques, lancés depuis le territoire russe et la Crimée annexée ou par des avions bombardiers. Plusieurs projectiles ont aussi été tirés depuis la mer Noire, à partir de bâtiments russes opérant loin des côtes. Trois d’entre eux auraient survolé la Moldavie avant de s’abattre en Ukraine. L’ambassadeur russe à Chisinau a été convoqué pour s’expliquer sur cette violation de l’espace aérien, a annoncé le ministère moldave des affaires étrangères.

De nombreux drones iraniens ont également été engagés par la Russie dans l’opération. Les villes d’Odessa, de Dnipro et de Kiev auraient notamment été prises pour cible par des Shahed-136, des munitions rôdeuses dont le rayon d’action est estimé à 2 500 kilomètres. « L’ennemi a utilisé des drones (…) depuis le territoire de la Biélorussie et de la Crimée temporairement occupée », a assuré l’armée ukrainienne sur Facebook. Guidé par GPS, le Shahed-136 évolue à basse altitude et à faible vitesse, ce qui le rend difficile à intercepter.

Si une riposte russe était attendue après l’attaque du pont de Kertch, cette vague de missiles interpelle par son ampleur. En 2019, les chercheurs de l’institut suédois FOI, dont les études décennales sur l’armée russe font référence, estimaient à quelque 1 300 unités le stock de missiles balistiques et de croisière modernes (Iskander, Totchka-U, Kh-101, Kh-555, Kalibr, etc.) de Moscou. Or, les Russes en auraient tiré près de 3 000 sur l’Ukraine depuis février. « Les stocks russes ont été manifestement sous-estimés », estime Vincent Tourret, chercheur à la Fondation pour la recherche stratégique, même si la prise en compte de tirs de roquettes (Grad, Smerch etc.) peut fausser en partie les chiffres.

Difficile, dans ces conditions, de savoir si Vladimir Poutine a les moyens de mener d’autres attaques de même ampleur, comme le craint le gouvernement ukrainien. « Le stock russe de missiles de croisière modernes est bien entamé, mais on ne peut pas avancer de chiffres précis. D’autant qu’il existe probablement une limite que l’armée russe ne franchira pas, pour maintenir une quantité acceptable dans le cas d’un conflit militaire contre l’OTAN », estime Dimitri Minic, spécialiste de la Russie à l’Institut français des relations internationales. Moscou doit également préserver sa force de dissuasion nucléaire, qui s’appuie sur des missiles Kalibr, Iskander et Kh-101.

« Usage contre-nature »

Selon les experts occidentaux, le stock russe serait néanmoins proche de son étiage. L’utilisation par Moscou de missiles tirés par des batteries antiaériennes S-300 ou S-400 pour mener des frappes au sol, comme cela a été constaté ces dernières semaines en Ukraine, serait, à cet égard, révélatrice. « On observe chez les Russes un usage contre-nature d’un certain nombre de missiles sol-air ou de missiles antinavires, parfois même obsolètes, qui sont envoyés sur des cibles terrestres. Cela signifie que leurs stocks de missiles les plus perfectionnés ont été largement consommés », estime Vincent Tourret.

La Russie dispose de moyens pour remplacer les missiles qu’elle utilise en Ukraine. Selon l’Institut FOI, Moscou avait une capacité de production annuelle de 120 à 200 missiles dits « tactico-opératifs » avant la guerre. Mais celle-ci est sans doute entamée par les sanctions occidentales. « A terme, les missiles de croisière russes seront moins performants, moins “intelligents”, car les composants indispensables des armes de nouvelle génération leur seront difficiles, voire impossibles d’accès. Sauf si la Russie et des partenaires comme la Chine parviennent à développer des composants aussi sophistiqués », analyse Dimitri Minic.

En attendant, l’Ukraine réclame de nouveaux systèmes de défense antiaérienne à ses alliés occidentaux, pour intercepter les projectiles russes avant qu’ils n’atteignent leur cible. Selon Volodymyr Zelensky, 43 missiles sur les 84 lancés par Moscou ont été détruits en vol, ainsi que 13 drones sur 24. C’est beaucoup, estiment les analystes, mais pas assez aux yeux des militaires ukrainiens. « Nous devons repousser ces attaques en utilisant des armes de l’ère soviétique dont nous ne possédons qu’une quantité insuffisante », s’est plaint sur Twitter Valeri Zaloujny, le commandant en chef de l’armée de Kiev.

Quelques heures après les frappes russes, l’Allemagne a annoncé la livraison « dans les prochains jours » de l’un des quatre systèmes de défense antiaérienne Iris-T promis aux Ukrainiens au début de l’été. « La nouvelle série de frappes de missiles contre Kiev et contre de nombreuses autres villes démontre à quel point il est important que des systèmes de défense aérienne soient livrés rapidement à l’Ukraine », a justifié la ministre de la défense allemande, Christine Lambrecht. D’une portée de 40 kilomètres, les Iris-T peuvent détruire des missiles et des appareils opérant jusqu’à 20 000 mètres d’altitude. Les Etats-Unis ont, eux, promis de livrer avant la fin de l’année deux batteries de défense antiaérienne Nasams, capables d’atteindre leurs cibles jusqu’à 180 kilomètres de distance. Six autres ont été également commandées, mais elles ne pourront pas être disponibles avant 2023.

De son côté, Emmanuel Macron a convoqué lundi soir un conseil de défense et de sécurité nationale restreint, quelques heures après s’être entretenu avec Volodymyr Zelensky. A son issue, l’Elysée a annoncé que la France envisageait « de nouvelles dispositions pour soutenir militairement l’Ukraine », sans plus de précisions. Les Ukrainiens lorgnent notamment le SAMP/T Mamba, un système de défense antiaérienne fabriqué par Thales et MBDA, dont la portée peut atteindre 100 kilomètres. Mais l’armée française n’en possède que huit exemplaires.