Source: Le Monde du 30/12/2022
Spatial : la souveraineté européenne menacée
La grandeur de la France exige sa présence dans l’espace. » En 1961, conscient de l’importance stratégique du cosmos, le général de Gaulle fixait au pays l’objectif de devenir la troisième puissance spatiale, après les Russes et les Américains. Une ambition qui conduira au lancement avec succès du programme de fusées Ariane, une dizaine d’années plus tard, garantissant à l’Europe sa souveraineté, en la dotant de son propre accès à l’espace.
Mais, aujourd’hui, cette autonomie est menacée, faute de lanceurs. La future Ariane-6 a déjà plus de trois ans de retard, son tir inaugural ayant été reporté au dernier trimestre 2023. Sa petite sœur Vega-C a raté son premier lancement commercial, le 20 décembre, et a dû être détruite en vol. Les missions reprendront une fois les causes de l’échec analysées et les correctifs effectués.
Arianespace, la société qui commercialise et assure la gestion des vols, va donc se trouver pendant plusieurs mois sans nouvelle fusée. Des clients privés risquent de se tourner vers des lanceurs américains ou indiens. L’absence prolongée de solution européenne compliquerait la tâche des gouvernements, qui ne veulent pas confier la mise en orbite de satellites militaires à des firmes étrangères.
L’ambition de l’Europe spatiale de rester dans la course face aux Américains et aux Chinois est sérieusement remise en cause. Son modèle de fonctionnement aussi, depuis que l’espace, domaine longtemps réservé aux grandes agences nationales, a été bousculé par Elon Musk. Avec SpaceX et ses fusées Falcon, le milliardaire américain y impose ses règles depuis une dizaine d’années. Tout est plus rapide, moins cher, et ses fusées sont réutilisables.
Cette agilité tranche avec la lourdeur des processus européens, source souvent de retards et de surcoûts. Face à l’offensive de SpaceX, l’Agence spatiale européenne (ESA) a réagi en lançant, en décembre 2014, les programmes Ariane-6 et Vega-C. Mais elle l’a fait sans changer son organisation et surtout en maintenant sa règle « du retour géographique », une pratique consistant à réaffecter une charge industrielle à chaque Etat équivalente à sa contribution financière. Un pays peut ainsi obtenir que l’une de ses entreprises participe à un projet, même si elle n’est pas la plus performante dans son domaine. Cela lui permet aussi d’acquérir des technologies, comme ce fut le cas pour l’Allemagne et l’Italie face à la France.
Cette règle est de plus en plus pesante face aux multiples projets des start-up et surtout des milliardaires américains Elon Musk et Jeff Bezos. D’autant que les initiatives se multiplient, imposant des réactions rapides. Dernier exemple : la diffusion de l’Internet haut débit depuis l’espace. Elon Musk s’est imposé avec sa constellation de satellites Starlink. En la mettant à la disposition des Ukrainiens, dès le début de la guerre contre la Russie, et maintenant de la société iranienne en révolte, il démontre l’importance vitale d’un tel outil de communication. En réaction, pour ne pas dépendre d’un acteur privé et être autonome, l’Union européenne a annoncé mi-novembre le lancement de son réseau ultra-sécurisé, appelé Iris².
Afin de tenir un calendrier très serré prévoyant une mise en service de cette constellation dès 2027, Bruxelles a décidé de renoncer au « retour géographique » de l’ESA dans ses appels d’offres, pour privilégier la compétence technique des industriels, l’innovation et l’efficacité. Une première, qui doit être impérativement une réussite et devenir la norme applicable à tous les programmes spatiaux. Il y va de la souveraineté européenne.