La reconversion dans le privé des anciens pilotes de chasse

Source: Le Monde du 107/01/2023

Le difficile encadrement de la reconversion dans le privé des ex-pilotes de chasse

D’anciens pilotes occidentaux monnayent leur savoir-faire auprès d’entités liées à la Chine

Élise Vincent

Trois mois après que le renseignement britannique a révélé que plusieurs dizaines de ses anciens pilotes de chasse monnayaient leur savoir-faire auprès d’une société privée travaillant pour la Chine, la façon d’encadrer ce type de pratique, qui touche une poignée de Français, est très incertaine. Une première audience judiciaire concernant cette fois un ancien pilote américain des marines exilé en Australie a eu lieu à Sydney, le 10 janvier. Mais son extradition vers les Etats-Unis pourrait être laborieuse.

Daniel Edmund Duggan54 ans, a été arrêté en octobre 2022 en Australie sur la base d’un mandat d’arrêt américain émis en 2017. Lorsqu’il a été interpellé, il rentrait de Chine où il venait de passer huit ans comme instructeur, en raison de son expérience dans l’aviation navale selon les« normes de l’OTAN », d’après l’acte d’accusation. Ce père de six enfants travaillait aussi pour une société sud-africaine en lien avec Pékin.

Placé en détention provisoire, M. Duggan a été accusé d’avoir, par son activité, enfreint les lois américaines sur « le blanchiment d’argent et le contrôle des exportations d’armes ». Son avocat a contesté ces chefs d’inculpation lors de l’audience du 10 janvier, faisant valoir que son client, qui a renoncé à sa nationalité américaine depuis son installation en Australie, n’était qu’un « pion » dans la lutte entre les Etats-Unis et la Chine. Même si l’avis d’extradition de M. Duggan a été accepté par la justice australienne le 22 décembre 2022, le processus « sera vigoureusement combattu à chaque étape », a prévenu son avocat. D’autant que le ministère australien de la défense a admis connaître de nombreux Australiens, non poursuivis à ce stade, qui ont dispensé dans d’autres pays des formations liées à des activités militaires. La prochaine audience sur le dossier de M. Duggan doit avoir lieu le 13 février.

« Aucun secret n’a été divulgué »

La trentaine de pilotes britanniques qui appartenaient à la Royal Air Force, à la Fleet Air Arm (l’aéronavale) et à l’Army Air Corps ne font pas non plus l’objet, à ce stade, de poursuites judiciaires par Londres. « Aucune loi n’a été enfreinte, aucun secret n’a été divulgué, le ministère britannique de la défense sait depuis des années ce que nous faisons (…) et, dans cette formation, il y a des règles très fortes concernant la remise d’informations », s’est défendu, en octobre 2022, le patron de la société basée en Afrique du Sud qui employait ces pilotes pour le compte de l’armée chinoise, dans un article publié par le site Business Insider South Africa.

Tous ces aviateurs se trouvaient en réalité dans une zone grise juridique. Outre-Manche, l’Official Secrets Act interdit aux agents de la fonction publique, même s’ils ne sont plus en poste, de partager des secrets d’Etat avec des puissances étrangères. Mais le fait de proposer des formations sur des avions différents de ceux sur lequel ils ont volé durant leur carrière – en l’occurrence des appareils chinois – pouvait leur permettre de contourner l’interdit.

Le Royaume-Uni a décidé de combler le vide avec une nouvelle loi sur la sécurité intérieure, qui durcit notamment la notion d’assistance à une puissance étrangère. Le texte n’est pas consensuel. Ses opposants y voient un risque de criminalisation de tout un secteur dans lequel nombre de militaires occidentaux ont l’habitude de se reconvertir après leur service dans les armées : le conseil, la formation et plus largement la consultance, en particulier dans le très lucratif et mal défini domaine de la sécurité.

Le débat est similaire en France mais demeure cantonné aux cercles spécialisés. D’après des sources concordantes, le nombre de pilotes français concernés se compte sur les doigts d’une main. Ils étaient notamment issus des rangs de la marine nationale, en raison de leur connaissance de la délicate technique de décollage par catapulte et appontage, compétence recherchée par la Chine, qui développe à toute allure le format de sa marine et a mis à l’eau un troisième porte-avions en juin 2022. Les contrats proposés étaient de l’ordre de 20 000 euros par mois.

En France, la situation de ces pilotes aurait été identifiée par la direction du renseignement et de la sécurité de la défense, le service de renseignement des armées. Certains aviateurs ont même pu faire l’objet de débriefings. Mais leur cas relevant d’une « zone non couverte juridiquement », comme l’explique une source proche du dossier, ils n’ont pas fait l’objet d’une coercition particulière. C’est le coup de pression américain et britannique qui a obligé Paris à sortir du bois.

En novembre 2022, le député de Seine-et-Marne Jean-Louis Thiériot (Les Républicains) avait déposé une proposition de loi visant à créer une « commission au sein de la direction générale de la sécurité extérieure »chargée de « contrôler les engagements au service d’une entité étrangère ou d’un Etat étranger des anciens militaires de l’armée française avec la mise en place d’une procédure spécifique d’autorisation préalable ». Mais ce texte ne faisait pas consensus et, jeudi 12 janvier, il a été discrètement retiré. A ce stade, la faille juridique (qui peut concerner d’autres pays que la Chine) demeure. Selon nos informations, aucune disposition n’est prévue dans la future loi de programmation militaire, qui doit être présentée en conseil des ministres en mars.

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