Source: Le Monde du 15/02/2023
Air India s’offre près de 500 avions Airbus et Boeing
La compagnie indienne signe une gigantesque commande d’appareils civils, dont 250 avions européens
Carole DieterichEt Philippe Ricard (À Paris)
NEW DELHI – correspondance
La cérémonie de signature de ce mégacontrat devait être en partie virtuelle : Emmanuel Macron et le premier ministre indien, Narendra Modi, étaient censés assister à distance, mardi 14 février, à la vente de 250 Airbus à Air India. Les deux dirigeants devaient s’entretenir en visioconférence, avant de laisser les patrons d’Airbus et de Tata Sons, propriétaire de la compagnie aérienne, conclure cette commande record.
« Ce contrat marquera une nouvelle étape dans le partenariat stratégique qui lie les deux pays, veut-on croire dans l’entourage du chef de l’Etat. Il témoigne de la relation de confiance que le président de la République a su nouer avec ses partenaires de l’Indopacifique, au premier rang duquel le premier ministre indien. » La France, après la rupture de la vente à l’Australie de sous-marins diesel au profit de submersibles à propulsion nucléaire, promis par les Etats-Unis et le Royaume-Uni, en septembre 2021, a beaucoup misé sur l’Inde pour ancrer sa présence dans la région. Et ce, pour le plus grand profit de l’avionneur européen.
Ce contrat en faveur d’Airbus ne constitue qu’un volet d’une gigantesque commande, portant sur quelque 500 appareils, partagés entre le groupe de Toulouse et Boeing, pour un montant total estimé à 100 milliards de dollars (93 milliards d’euros) au prix catalogue. La commande devrait être divisée à parts quasi égales entre les deux avionneurs, Air India prévoyant donc d’acquérir 250 Airbus et 220 Boeing, selon Reuters.
Le marché indien de l’aviation connaît l’une des plus fortes croissances dans le monde. Selon les projections de Boeing, le pays aura besoin de 2 210 avions au cours des deux prochaines décennies. Dans le cadre du salon Aero India, qui a ouvert ses portes, lundi 13 février, à Bangalore, Boeing a annoncé qu’il investira 2 milliards de roupies (22 millions d’euros) dans un parc logistique et centre de soutien pour les compagnies aériennes en Inde.
Le « maharadja des cieux », comme est surnommée la compagnie rachetée il y a un an par le groupe Tata à l’Etat indien, voit les choses en grand pour sa renaissance. Cet achat historique devrait permettre à Air India de concurrencer les grandes compagnies du Golfe, comme Emirates, et de rivaliser avec l’indienne IndiGo sur le marché domestique. Depuis qu’il a repris en main Air India, Tata s’est embarqué dans un ambitieux programme de redressement.
La compagnie, autrefois réputée pour son faste et dont la mascotte est un petit maharadja, a largement perdu de sa superbe. En chute libre avant sa reprise, elle n’avait pas enregistré de bénéfices depuis 2007. Tata a donc lancé, en septembre 2022, un grand plan de transformation baptisé « Vihaan », qui signifie « l’aube d’une nouvelle ère », en sanskrit. L’objectif est qu’en cinq ans à peine, Air India redevienne la compagnie « d’envergure mondiale » qu’elle était autrefois.
Redorer son image
Tata Group a annoncé fin novembre 2022, la fusion d’Air India avec Vistara, sa coentreprise avec Singapore Airlines. A elles deux, elles possèdent 220 appareils et permettront d’asseoir la position d’Air India en tant que premier transporteur indien à l’international et en tant que numéro deux sur le marché domestique. Les compagnies aériennes de Tata couvrent 24 % du marché intérieur, derrière IndiGo, qui en possède 56 % des parts.
L’ancien joyau de l’aviation doit moderniser sa flotte vieillissante et redorer son image. Sièges et écrans en mauvais état, retards des vols, délais dans le paiement de son personnel et de ses fournisseurs ont contribué à ternir sa réputation. Pour donner un coup de neuf à ses cabines d’un autre temps, Air India a annoncé, en décembre 2022, qu’elle dépenserait 400 millions de dollars. Deux designers londoniens ayant déjà travaillé avec la chaîne d’hôtels de luxe Taj, également propriété de Tata, et l’Orient-Express, s’y attellent. Cette remise en état verra l’introduction d’une cabine économique premium, et les premiers avions aux intérieurs rénovés devraient entrer en service à la mi-2024. En attendant, Air India loue déjà plus d’une dizaine de nouveaux gros-porteurs.
Les entreprises du conglomérat Tata, dont les activités vont du sel de table à l’acier, en passant par l’automobile, sont mises à contribution. Par exemple, Tata Consultancy Services, le fleuron du groupe, participe à la reconstruction du système informatique, là où TajSATS apporte son expertise en matière de restauration à bord.
En dépit de ces efforts considérables, plusieurs affaires ont continué d’entacher la réputation d’Air India. L’affaire du « pipigate », comme l’ont surnommé les médias indiens, a valu au transporteur une amende de 37 000 dollars pour sa mauvaise gestion de l’incident. Le 26 novembre 2022, un homme ivre aurait uriné sur une femme de 72 ans installée en classe affaires, puis a été autorisé à partir sans encombre après l’atterrissage de l’appareil. Le directeur des services en vols a pour sa part écopé d’une amende de 300 000 roupies, et le pilote a vu sa licence suspendue pendant trois mois par le régulateur de l’aviation civile.
NB: il est bien évident qu’une commande de plusieurs centaines d’appareils ne se fait pas au prix catalogue
Climat, emploi et contraintes industrielles
Source: Le Monde du 15/02/2023
PERTES & PROFITS|AIRBUS
Par Jean-Michel Bezat
Ceux qui donnaient le transport aérien pour mort après la pandémie de Covid-19 et les poussées de démondialisation devront attendre. Le sous-continent indien, comme d’autres régions du monde, a besoin d’avions. La commande par Air India de 500 appareils, répartie à parts égales entre Airbus et Boeing – la plus importante de l’histoire de l’aviation civile –, illustre la surdité aux alarmes climatiques.
Même si l’avionneur européen et son concurrent américain font de gros efforts pour rendre leurs aéronefs plus « verts », c’est l’emploi d’abord. Le président français, Emmanuel Macron, devait se féliciter, ce 14 février, d’une décision qui remplit les carnets de commandes de l’usine de Toulouse, qui assemble les A320neo.
Livraisons à honorer
Airbus a déjà prévu d’embaucher 7 000 personnes de plus en 2023, après un nombre équivalent en 2022, portant ses effectifs mondiaux à 140 000 salariés. Mais engranger des commandes, c’est bien ; les honorer, c’est mieux. Airbus en a désormais 7 500, et ce sont moins les questions environnementales que des problèmes industriels qui freinent son essor.
En février 2022, Guillaume Faury reconnaissait que son groupe, dépendant d’une chaîne d’approvisionnement mondiale, évoluait dans un « environnement complexe ». Sans surprise, il a souffert des défaillances de certains de ses 10 000 fournisseurs, des pénuries de composants et de restrictions sur les matières premières, liées à la crise de la main-d’œuvre aux Etats-Unis, aux confinements en Chine et à la guerre en Ukraine. Les motoristes, comme Safran, ont aussi eu leur lot de difficultés.
Airbus n’a finalement livré que 661 appareils en 2022, loin de son objectif de 720. Des stocks de plusieurs semaines et une formation accélérée de techniciens ont permis une remontée en cadence. Cette politique coûteuse a ses limites, et M. Faury prévenait dès janvier que « les difficultés de production vont se prolonger ». Les compagnies le savent : le duopole Airbus-Boeing écrase le marché, et elles n’ont pas d’autre choix que de prendre la file, comme des avions en attente de décollage.