Ukraine: un an après, des leçons

UkraineOnde de choc sur les armées alliées

Source: Le Monde du 20/02/2023

UN AN DE GUERRE EN UKRAINE

Mêlant des armements jugés désuets à d’autres relevant des technologies les plus modernes, la guerre d’invasion russe menée contre son voisin contraint les états-majors occidentaux à réviser leur grammaire stratégique et militaire

Emmanuel Grynszpan,Philippe Jacqué(Bruxelles, Bureau Européen),Cédric PietralungaEt Élise Vincent

Un an après l’invasion russe du 24 février 2022, la guerre en Ukraine a mis à mal les certitudes des armées occidentales. Engagées dans des combats expéditionnaires depuis la première guerre du Golfe, en 1991, ces dernières avaient perdu l’habitude du conflit interétatique de haute intensité. Les images des tranchées creusées dans l’Est et le Sud ukrainiens ont ravivé le souvenir de 1914-1918. Celles d’une colonne de chars fonçant sur Kiev, dès le déclenchement des hostilités, puis celles des grandes villes défigurées par les bombardements ont évoqué 1939-1945. A l’inverse, l’entrée en action de nouvelles technologies – telles que les drones, ou les constellations de satellites Starlink permettant aux troupes ukrainiennes de rester connectées entre elles – a pu donner le sentiment d’être projeté dans le futur. Confrontés à une guerre sur le continent européen qu’ils n’avaient pas anticipée, les chefs d’état-major révisent leur grammaire stratégique et s’interrogent sur leurs doctrines.

Le premier tournant majeur, aux implications encore difficiles à mesurer sur le long terme, est le réveil de l’OTAN et le retour en force des Etats-Unis au sein de la défense européenne. Après avoir vu sa crédibilité mise en doute par ses membres qui rechignaient à mettre la main au portefeuille et par une administration Trump qui menaçait de se retirer, l’Alliance atlantique assiste à sa propre résurrection. Déclarée en état de « mort cérébrale » par le président français, en décembre 2021, l’organisation devrait bientôt intégrer la Finlande et, si le veto turc est levé, la Suède – deux nations qui mettent ainsi un terme à leur tradition séculaire de neutralité. « Après trente ans de gestion de crises hors de l’Europe, notamment en Libye et en Afghanistan, la guerre en Ukraine a acté le retour de l’OTAN à ses fonctions essentielles : établir la défense collective, territoriale, de l’Europe », estime ainsi Camille Grand, ancien secrétaire général adjoint de l’organisation et désormais expert pour le centre de recherche European Council on Foreign Relations.

Petite révolution

A la suite de l’annexion de la Crimée par la Russie, en 2014, les pays de l’Alliance avaient commencé à déployer des troupes sur le flanc oriental de leur territoire, dans les pays baltes et en Pologne. L’invasion de l’Ukraine a accéléré et étendu ce mouvement. L’OTAN a musclé ses positions dans ces pays, mais aussi envoyé des forces en Bulgarie, Hongrie, Roumanie et Slovaquie. « La guerre en Ukraine montre le retour en force de l’alliance militaire comme moyen stratégique », explique Thibault Fouillet, spécialiste des questions militaires à la Fondation pour la recherche stratégique (FRS). Face à la menace russe à leurs portes, les Européens paraissent aujourd’hui convaincus que seule une action commune sera de taille à repousser les ambitions expansionnistes de Vladimir Poutine.

Cette coalition bute cependant sur un obstacle. Habitués, depuis la fin du XXe siècle, aux guerres expéditionnaires courtes et aux blitzkriegs technologiques, les Occidentaux avaient sous-estimé la perspective d’un conflit interétatique, vorace en matériel et synonyme de pertes élevées en soldats. Or, contre l’Ukraine, la Russie semble déterminée à puiser dans ses immenses réserves humaines, énergétiques, minérales, technologiques et industrielles, pour mener une longue guerre d’attrition. Moscou « multiplie les mesures de préparation du tissu industriel de défense à une guerre prolongée en Ukraine », a rappelé, le 9 février, un rapport de l’Institute for the Study of War.

Pour contrer l’agression russe, les alliés de Kiev ont dû vider leurs stocks de munitions, générant une crise des chaînes d’approvisionnement et instillant le doute sur leurs capacités à soutenir l’Ukraine dans la durée. Alors que, dans le passé récent, leurs commandes n’avaient cessé d’être réduites, les industriels peinent aujourd’hui à augmenter leur production pour maintenir les livraisons à flot. Dans ce domaine, c’est une véritable petite révolution que doivent entreprendre les armées occidentales. « Jusqu’à présent, les stocks d’armement étaient perçus par les militaires comme un coût. Ils doivent redevenir un atout », souligne Joseph Henrotin, chargé de recherche au Centre d’analyse et de prévision des risques internationaux. Un atout considéré militairement, mais aussi diplomatiquement : le poids géopolitique d’un pays se mesure désormais à l’aune de ses arsenaux.

Amorcée avant la guerre en Ukraine, la hausse des budgets militaires a connu une brutale accélération. L’Allemagne a débloqué en urgence 100 milliards d’euros pour moderniser son armée. La Pologne a promis de dépenser 4 % de son PIB – le double de la moyenne européenne – dans la défense, en 2023. La France, elle, prévoit de consacrer 413 milliards d’euros à ses armées d’ici à 2030, dans le cadre d’une nouvelle loi de programmation militaire (LPM) pour la période 2024-2030, qui doit être votée à l’été – soit un effort annuel moyen de 59 milliards, contre 39,5 milliards pour la LPM en cours, adoptée en 2017.

Il y a urgence. La France, par exemple, pourrait être en difficulté si elle était impliquée dans un conflit de type ukrainien. Selon un rapport sénatorial, publié le 9 février, la totalité de ses chars seraient perdus au bout de trente jours ; l’ensemble de l’artillerie (canons Caesar, lance-roquettes…) au bout de deux mois. « Le modèle du tout-technologique, prôné ces dernières décennies par les Occidentaux, montre ses limites en Ukraine », note M. Henrotin. Au-delà de la quantité des équipements, c’est aussi la question de leur rusticité qui se pose. « Ce conflit montre l’importance des équipements consommables, produits en grand nombre, à faible coût, et qu’on n’a pas peur de perdre dans les combats », explique Yohann Michel, chercheur sur les questions de défense à l’International Institute for Strategic Studies (IISS).

Nouvelle menace venue du ciel

Régulièrement critiqués, voire moqués, pour leur inutilité depuis la chute de l’URSS, les chars lourds font un retour fracassant en Ukraine. Les deux belligérants en ont engagé plusieurs milliers sur le théâtre des opérations, où ils servent à tout : à percer les dispositifs retranchés, à protéger les déploiements de troupes, à bombarder les positions ennemies grâce à des tirs indirects… Le char est devenu indispensable, au point que les Ukrainiens, début 2023, ont fait de la livraison de modèles occidentaux modernes une condition indispensable à leur victoire sur le terrain.

Cette résurgence interroge le choix de l’armée française, qui, contrairement à certains de ses alliés (notamment les Etats-Unis), privilégie depuis des décennies les blindés à roues, plus mobiles mais aussi plus vulnérables. La France ne possède plus que 226 chars Leclerc chenillés, dont la production a été arrêtée en 2008, et leur remplacement n’est pas prévu avant 2040, au mieux. Les états-majors se rassurent en rappelant que « si la France devait être engagée contre la Russie, elle le serait en coalition et pas en première ligne ».

La maîtrise du ciel est, elle aussi, remise en question. Depuis la guerre du Golfe, en 1991, et l’invasion américaine en Irak, en 2003, les armées occidentales misaient tout sur leur supériorité aérienne. Mais, en Ukraine, aucune des deux parties en conflit ne domine les airs, du fait de la prolifération des défenses sol-air et des difficultés, principalement russes, à mener des opérations interarmées. Cela n’est pas sans conséquence sur l’emploi des soldats au sol : « Les forces terrestres vont devoir apprendre à opérer dans des environnements aériens et navals de plus en plus contraints. Cela implique de devoir consolider certaines capacités jusqu’ici en partie assurées par d’autres forces [aviation, marine, etc.] –, notamment dans la lutte antiaérienne, dans le cyber et dans le renseignement », explique le général Pierre-Joseph Givre, directeur du Centre de doctrine et d’enseignement du commandement de l’armée de terre.

Cette nouvelle donne aérienne interroge aussi le rôle de l’aviation de combat, pour l’instant réduite en Ukraine à tirer des missiles air-sol à distance. Les missions de neutralisation des défenses aériennes adverses (suppression of enemy air defences ou SEAD en langage militaire) pourraient se révéler un enjeu essentiel pour les forces aériennes. Dans les conditions actuelles, affirme une source militaire française, « si on intervenait aujourd’hui comme on l’a fait en Libye en 2011, on perdrait plusieurs Rafale ».

Mal-aimée des armées européennes, qui n’en voyaient plus guère l’utilité du fait de leur domination aérienne établie ces dernières décennies, la défense antiaérienne redevient une préoccupation majeure. Selon les experts, la protection des troupes au sol est l’un des défis majeurs auxquels l’armée de Kiev est aujourd’hui confrontée. Faute de soutien de l’aviation, soldats et blindés sont aujourd’hui vulnérables à une nouvelle menace venue du ciel – celle des drones, tactiques ou de renseignement.

Même s’ils avaient déjà montré leur rôle décisif dans le conflit dans le Haut-Karabakh, qui avait opposé l’Arménie à l’Azerbaïdjan, à l’automne 2020, les drones de toutes sortes n’ont jamais été aussi présents, et de manière aussi intensive, que dans la guerre en Ukraine. Sur le front, ces engins servent autant à guider les tirs d’artillerie qu’à détecter les troupes ennemies et à les bombarder. « Ce qu’on observe en Ukraine est une vraie guerre aéroterrestre, avec la dissémination de milliers de drones. On n’a jamais vu leur utilisation à ce point dans un conflit interétatique », affirme M. Henrotin. Signe qu’elle partage cette analyse, l’armée de terre française a prévu de rattraper son retard dans ce domaine, et de se doter de plus de 3 000 drones d’ici à la fin de l’année – y compris en les achetant « sur étagère », auprès de fabricants civils et militaires étrangers. « La défense des plus basses couches [de l’espace aérien] redevient essentielle », estime M. Michel, de l’IISS.

La façon dont les Ukrainiens tiennent tête, depuis un an, à la Russie, longtemps qualifiée de deuxième armée du monde, bouscule la supériorité matérielle des grandes puissances. Avec des drones civils à peine militarisés ou des missiles antichars relativement bon marché, les troupes de Kiev ont réussi à stopper les blindés de Moscou. M. Fouillet, de la FRS, évoque « un nivellement des capacités » : « Grâce à des technologies de plus en plus abordables, les petites puissances ont la possibilité d’obtenir des effets qui étaient l’apanage des grandes il y a dix ans. » Les armées occidentales, qui avaient une autre conception de leur puissance, doivent désormais faire face à l’éventualité d’avoir à affronter, à l’avenir, « des adversaires [qui] ont accès à des technologies nivelantes », selon les termes du général Pierre Schill, chef d’état-major de l’armée de terre.

Le conflit en Ukraine voit s’affronter deux types de commandement : celui dit « par le plan », russe, qui consiste à tout organiser à l’avance, et celui dit « par l’intention », privilégié par les Ukrainiens, qui laisse d’importantes marges de manœuvre aux troupes sur le terrain. Le second a, pour l’instant, pris l’avantage sur le premier. « C’est à cause du commandement vertical russe que des dizaines de chars russes ont été immobilisés sur les routes, devenant des cibles pour les Ukrainiens : leurs équipages attendaient les ordres », croit savoir un tankiste français.

Le commandement à l’ukrainienne par l’intention – appelé aussi mission command en anglais – nécessite des moyens de communication robustes, a fortiori sur un champ de bataille rendu « transparent » par l’usage massif de satellites et de drones de renseignement. En la matière, les Français ont développé le système de combat collaboratif appelé « Scorpion », qui permet aux unités de mettre en commun leurs informations. Mais, prévient le général Schill, « il va falloir être capable de gérer le flux d’informations généré par tous ces capteurs ». Le recours à l’intelligence artificielle, en particulier pour identifier les forces ennemies, est à l’étude.

Cyberattaques ou espionnage

Dans le cyber, où elle était pourtant très redoutée, la Russie a failli comme dans les domaines terrestre et aérien. Ses nombreuses cyberattaques (déni d’accès, destruction ou vol de données) ne sont pas, jusqu’à présent, parvenues à désorganiser la défense de Kiev. L’une des raisons avancées est liée à l’organisation des deux principaux services russes chargés des offensives cyber : le FSB (sécurité intérieure) et le GRU (renseignement militaire), deux services rivaux qui ont pu avoir du mal à se coordonner et qui sont surtout spécialisés dans la surveillance et la subversion – « plutôt que dans la guerre interarmées », précise une note de décembre 2022, publiée par le centre Carnegie, un think tank américain spécialisée sur l’analyse des aspects cyber du conflit. En pratique, les cyberattaques russes se sont surtout traduites par de l’espionnage. Même la spectaculaire attaque lancée, au début de la guerre, contre le système satellitaire ViaSat utilisé pour ses transmissions par l’armée de Kiev, n’avait pas pour objectif de bloquer le réseau, mais de « détourner les communications opérationnelles ukrainiennes vers des canaux plus faciles à surveiller », détaille la même note.

Une autre explication du relatif échec cyber russe – même si les spécialistes n’excluent pas que des opérations d’infiltration lancées par Moscou produisent leurs effets d’ici à plusieurs mois – est liée à la robustesse du système défensif de Kiev, dans lequel ont massivement investi les Ukrainiens, avec l’aide des Américains, depuis 2014. « Le scoop de ce conflit, pour tous les cybercommandants, c’est que [par temps de guerre] la défense peut prendre le pas sur l’offensif, en permettant de contenir une attaque et de se réorganiser », a estimé récemment le général Aymeric Bonnemaison, patron de la cyberdéfense française, depuis le 1er septembre 2022.

Les armes cyber ne sont pas pensées de la même façon par les états-majors. En Russie, « la doctrine russe ne fait pas la même distinction que l’Occident entre opérations cyber et opérations d’information, relève le centre Carnegie dans sa note.Ellemêle les caractéristiques physiques et psychologiques du conflit interétatique – désormais fortement médiatisé par la technologie – dans l’ensemble de l’espace de l’information ».

Dans le domaine de la lutte informationnelle, Washington a, dès avant le conflit, remis au goût du jour une méthode redoutable : le campaigning,c’est-à-dire la médiatisation séquencée et planifiée d’éléments de renseignement déclassifiés, afin de déstabiliser l’adversaire et de mobiliser les opinions. De son côté, Kiev s’est positionné, en valorisant sur les réseaux sociaux – Twitter en tête – ses succès militaires et en amplifiant les échecs russes. Il a réussi à garder secret le nombre de ses morts et blessés, généralement évalué à plus de 100 000. Une stratégie qui a atteint en grande partie ses objectifs, estiment les états-majors occidentaux. La maîtrise du récit ukrainien a en effet largement contribué à souder les opinions européennes et à entretenir la pression sur les alliés pour qu’ils envoient des armes. Si Moscou paraît de son côté avoir perdu la bataille du narratif, les experts jugent que le relatif contrôle de l’Internet russe permet encore à Vladimir Poutine de sauver la face devant ses concitoyens.

L’escalade verbale à laquelle s’est livré le chef du Kremlin autour du nucléaire représente l’un des aspects les plus vertigineux du face-à-face russo-ukrainien. Les choix occidentaux en ce qui concerne les soutiens militaires à Kiev sont, tous, soupesés à l’aune de la menace brandie par Moscou depuis les premières heures du conflit. Cette stratégie de dissuasion offensive constitue un retournement complet par rapport à la façon dont l’arme nucléaire était jusqu’alors considérée par ses promoteurs, qui y voyaient un moyen de dissuasion défensif, destiné à ne pas être utilisé.

Le retour de la conscription

Les difficultés à décrypter la stratégie russe, en raison entre autres de la dimension hybride de la guerre en Ukraine, font redouter à certains experts un scénario similaire à celui de la crise des missiles de Cuba, en 1962, lors de laquelle Russes et Américains avaient frôlé la catastrophe. « La différenciation offensive-défensive [était alors] au cœur d’une divergence d’interprétation entre grandes puissances », résume Olivier Zajec, directeur de l’Institut d’études de stratégie et de défense de l’université Jean-Moulin, à Lyon, dans une note publiée en janvier. En 1962, le président américain John F. Kennedy avait transmis au Kremlin une liste d’équipements « offensifs » à ne pas faire entrer ou à retirer de Cuba pour éviter la guerre. « Ce qui était périphérique et défensif pour Moscou était alors vital et offensif pour Washington », rappelle le spécialiste. Aujourd’hui, s’agissant du conflit en Ukraine, on observe exactement l’inverse.

Il est enfin un domaine qui ne relève pas du militaire, mais qui a considérablement influé sur la conduite de la guerre. Pour garnir ses unités territoriales de brigades de volontaires, mais aussi pour doper son expertise technologique, l’armée ukrainienne a massivement eu recours aux civils. Ce choix, à rebours de celui des armées occidentales qui ont toutes peu ou prou mis fin à la conscription – à l’exception notable de la Finlande –, se révèle particulièrement efficace sur le terrain. Inspirée par ce modèle, la Suède, qui avait rétabli, en 2017, le service militaire obligatoire après l’avoir supprimé sept ans auparavant, développe aujourd’hui le devoir de défense civile, censé impliquer le plus grand nombre de ses citoyens. 

« L’armée ukrainienne réussit à extraire la quintessence des compétences de ses recrues, issues de toutes les professions, allant des camionneurs aux informaticiens. Elle s’appuie sur leurs compétences pour s’adapter de manière rapide à l’utilisation des technologies », juge Jan Joel Andersson, analyste à l’European Union Institute for Security Studies, un centre de réflexion spécialisé dans les questions de défense. Selon ce chercheur, c’est de cette manière que Kiev a pu déployer aussi vite des drones, ou maîtriser le réseau de satellites Starlink.

Par nature, la guerre n’est cependant jamais linéaire. Malgré toutes les questions militaires soulevées, depuis un an, par les combats en Ukraine, « il faut une forme de modestie et de prudence vis-à-vis de ce qui se passe en Ukraine », met en garde le général SchillD’autant que les Ukrainiens possèdent un avantage unique sur les Occidentaux. Mieux que quiconque, ils connaissent leurs adversaires russes, avec lesquels ils partagent non seulement une frontière, mais aussi une longue histoire.

Les Echos
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