Ukraine: Wagner et le carnaval

Le Monde daté du 26/02

Prigojine, chef du Groupe Wagner, révèle les énormes pertes russes

Pour obtenir de l’armement, l’entrepreneur a levé un tabou et publié des photos de dizaines de combattants morts en Ukraine

Emmanuel Grynszpan

Le patron de la compagnie de mercenaires Wagner, Evgueni Prigojine, a exposé devant l’opinion publique, mercredi 22 février, la photographie d’un tas de cadavres russes pour ouvrir les arsenaux du ministère de la défense. « Sur cette image [où l’on distingue une cinquantaine de corps d’hommes alignés à même le sol enneigé], vous voyez l’un des endroits où l’on rassemble les cadavres. Ces gars sont morts hier. A cause de la disette d’obus. Il devrait y avoir cinq fois moins de morts », s’indigne l’homme d’affaires, au micro du blogueur ultranationaliste Vladlen Tatarski.

Depuis plusieurs jours, il réclamait au ministre de la défense russe, Sergueï Choïgou, des obus sur tous les tons, y compris l’insulte. Dans un message vocal publié sur Telegram mercredi, on l’entend éructer sur un registre emphatique typique des bas-fonds : « La moitié de mes gars meurent parce que certains fonctionnaires militaires ne veulent pas se bouger le cul. Ceux qui nous empêchent de gagner cette guerre travaillent directement pour l’ennemi, aidant l’ennemi à briser le dos de la Russie. Vous n’avez donc aucune conscience ? », s’indignait Evgueni Prigojine, qui a envoyé entre 30 000 et 50 000 prisonniers russes à une mort presque certaine sur le front ukrainien.

Truand ayant passé neuf ans derrière les barreaux à l’époque soviétique, il s’était discrètement enrichi à partir de l’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine grâce à d’énormes contrats publics. Il semblait, depuis l’invasion de l’Ukraine, s’être hissé au sommet de l’élite politique. Déployer à l’étranger une armée privée et extraire des dizaines de milliers de criminels des prisons – activités totalement illégales en Russie – requiert des ressources politiques auxquelles seul le président Vladimir Poutine peut donner accès. La montée en puissance d’Evgueni Prigojine s’est toutefois heurtée à la résistance acharnée des Ukrainiens depuis huit mois autour de la ville de Bakhmout. Ainsi qu’aux nombreux ennemis qu’il s’est faits au sein de l’appareil d’Etat.

« Malgré toutes mes relations haut placées, je ne peux pas résoudre le problème [de déficit de munitions], admettait l’homme d’affaires réputé proche du banquier pétersbourgeois Iouri Kovaltchouk, qui est un intime du président russe. On me susurre : “Vous savez, Evgueni Viktorovitch, vous avez des relations compliquées [il pointe un doigt vers le haut en levant les yeux au ciel], et donc vous devez vous excuser et faire preuve de contrition. Ensuite vos combattants recevront des munitions.” »

Grand déballage informationnel

Il a préféré briser un tabou en illustrant les monstrueuses pertes militaires russes. Les livraisons n’ont pas traîné. Dès le lendemain de la publication macabre, il expliquait à travers sa chaîne Telegram avoir reçu à 6 heures du matin, jeudi, un premier bon de livraison. Une date symbolique forte en Russie, le Jour du défenseur de la patrie, instituée en référence aux soldats de l’Armée rouge.

Le jour même, il apparaissait dans une vidéo filmée à Bakhmout pour encourager ses soldats, déplacement que son rival Sergueï Choïgou n’a jamais osé faire depuis le début de l’invasion. Enfonçant le clou, l’ex-truand a déclaré dans un message : « Mettons les choses au clair : des centaines de milliers de soldats sont morts au front. » Toute révélation sur les pertes militaires est passible de prison en Russie. Le dernier chiffre communiqué par le ministère de la défense, qui remonte à septembre 2022, s’élève à 6 000 morts.

Est-ce un geste de défiance montrant qu’il reste au-dessus des lois ? « C’est déjà du désespoir », lit-on sur l’influente chaîne Telegram « VChK-OGPU » (acronyme de la police politique du temps de Staline). L’auteur anonyme cite une source au sein du ministère de la défense russe : « Il restait [à Prigojine] l’espoir que l’échec [de l’offensive russe] à Vouhledar ramènerait le ministère de la défense à la réalité. D’autant que Prigojine a pris sur lui de promettre des résultats probants du Groupe Wagner. Au final, Wagner est incapable de surfer sur une victoire contrastant avec l’échec de l’état-major. Le contrat initial était de consommer du prisonnier dans les troupes d’assaut pour prendre Bakhmout. Mais, au rythme actuel des pertes, la ressource des repris de justice s’épuise trop vite, et sans résultat. Ce pourrait être la fin prochaine de “l’orchestre” [surnom du Groupe Wagner]. »

Début février, Evgueni Prigojine a essuyé un premier revers lorsque M. Choïgou lui a confisqué son monopole sur les « munitions humaines » carcérales, en recrutant à son tour dans les prisons.

La chaîne Telegram relève un autre problème « insoluble » : les territoires pris par Wagner nécessitent des troupes pour être tenus. Plus son armée en conquiert, plus il lui faut des hommes et des obus, alors que ces deux ressources s’épuisent rapidement. Avec à la clé un risque de débâcle : « Wagner n’a pas de réserves et n’a pas de lignes défensives si les forces ukrainiennes lancent une contre-attaque massive. »

Pour l’heure, Moscou cherche une parade au grand déballage informationnel déclenché par l’homme d’affaires. Le quotidien en ligne The Moscow Times rapporte que les employés des morgues du pays ont reçu l’ordre de « limiter » la remise quotidienne des corps des soldats tués en Ukraine aux proches. Il s’agirait de réduire le risque qu’un vent de panique se lève dans les médias locaux et sur les réseaux sociaux. A titre d’exemple, un décret en Ossétie du Nord, république du Caucase russe, prescrit de « ne pas rendre plus de deux corps par jour ».

Ordre aurait été donné de bâillonner Evgueni Prigojine. Selon le journal en ligne indépendant russe Viorstka, les médias d’Etat ont reçu la consigne de ne plus reprendre la moindre remarque critique de l’homme d’affaires. Dans les faits, les agences TASS et RIA Novosti se limitent déjà depuis plusieurs semaines à ne reprendre ses déclarations que si elles annoncent de « bonnes nouvelles du front ».