Suisse, Ukraine et “Rapier”

Berne envoie des batteries antiaériennes à la casse plutôt qu’à Kiev

La Suisse va se débarrasser d’un système de défense sol-air, acheté en 1980 au Royaume-Uni, que les experts jugent encore performant

Serge Enderlin. Le Monde du 14/03/2023

GENÈVE -correspondance

Jusqu’où l’obstination helvétique à ne pas aider « militairement »Kiev, même de manière indirecte, ira-t-elle ? Depuis le début de la guerre, la Suisse irrite ses partenaires européens en leur interdisant de transférer à l’armée ukrainienne des munitions qu’elle leur a vendues. L’Allemagne (à deux reprises), l’Espagne et le Danemark ont fait les frais de cette inflexibilité. Une nouvelle étape de la stratégie de non-coopération de la Confédération helvétique a été franchie dimanche 12 mars, avec la découverte, par le journal dominical NZZ am Sonntagde la mise au rebut par l’armée suisse de tout un arsenal certes un peu daté, mais encore utilisable et performant.

Berne va se débarrasser prochainement de 60 systèmes de défense sol-air Rapier (en français « rapière », épée longue et fine), une batterie antiaérienne développée par la British Aircraft Corporation dans les années 1960 pour le compte de l’armée britannique et de la Royal Air Force. Entré en service en 1971, le Rapier a servi sur un front pour la première fois au cours de la guerre des Malouines. Berne en avait acquis 60 unités en 1980, et les avait modernisées à plusieurs reprises jusqu’à récemment, avant qu’elles ne soient déclassées et déclarées inaptes au service fin 2022. « Une première tranche du système d’armes Rapier a déjà été démontée. Trois autres suivront », confirme Kaj-Gunnar Sievert, porte-parole d’Armasuisse, l’office fédéral de l’armement du ministère de la défense, à Berne.

« Ces missiles sont certes vieux, mais ils ne sont pas non plus complètement obsolètes, explique Peter Schneider, ancien directeur de la Revue militaire suisse, en rappelant que les Britanniques ont protégé les Jeux olympiques de Londres en 2012 avec des batteries Rapier. Ils pourraient donc très bien être utilisés encore aujourd’hui contre des cibles volantes profondes telles que les drones et des hélicoptères, et même des avions de combat. » Elles ne serviront pourtant jamais à protéger le ciel ukrainien, ce qui provoque la consternation de plusieurs députés suisses. « Il est absurde que nous mettions au rebut des armes de défense qui fonctionnent encore en Suisse », explique le conseiller national (Vert’libéraux, centre) François Pointet, selon qui le Rapier, arme de fabrication britannique et non pas helvétique, échappe à la loi sur l’interdiction de l’exportation de matériel militaire suisse vers des zones de conflit.

Selon une règle fixée par le gouvernement lui-même en 2006, les systèmes étrangers dont l’armée n’a plus besoin doivent être revendus en priorité au pays producteur, « sans conditions ». Autrement dit, la Suisse ne serait pas en mesure d’exiger l’interdiction de la réexportation comme elle le fait depuis une année, par exemple pour les munitions des blindés Gepard allemands. Alors, pourquoi ne pas avoir suggéré à Londres de reprendre ce matériel ?

« Il n’est pas courant que la Suisse propose activement l’achat de ses systèmes militaires mis hors service », répond Armasuisse. Le fait est que le ministère suisse de la défense n’a pas jugé bon de sonder son homologue britannique, ni depuis la décision de se débarrasser des Rapier en 2019, ni depuis le début de la guerre en Ukraine. Dans l’hypothèse où Londres manifesterait son intérêt pour ces batteries, à présent que l’affaire est sur la place publique, il serait intéressant d’observer la réaction de Berne. Les Britanniques ont eux-mêmes retiré leurs Rapier en 2021. Tous les missiles ont été détruits, mais c’était avant le début de la guerre en Ukraine.

Critiques insistantes

Dimanche soir 12 mars, le gouvernement suisse n’avait pas encore réagi à l’émotion suscitée par la destruction programmée de ces armes défensives qui pourraient permettre aux Ukrainiens de se protéger des attaques aériennes ennemies, notamment sur des cibles civiles. Il est peu probable que ce dossier, qui met à mal l’image de la Suisse à l’étranger, disparaisse de sitôt. Car l’armée helvétique va mettre hors service d’autres systèmes d’armes étrangers ces prochaines années, à commencer par 248 chars d’infanterie M113 et plus de 100 canons d’artillerie de type M109. Des équipements de conception américaine, déjà déployés dans le Donbass face à l’assaut russe.

Agacé par l’insistance des critiques contre son pays pour son interprétation rigoriste de la neutralité, le président de la Confédération en exercice (pour un an), le socialiste Alain Berset, a répété dimanche, dans un entretien à NZZ am Sonntag, que « les armes suisses ne doivent pas être utilisées dans des guerres ». Sur un ton plus moralisateur, il a souligné que, comme avant la première guerre mondiale, il ressentait « une frénésie guerrière dans certains milieux. (…) Je comprends et je respecte le fait que d’autres pays aient une autre position. Mais la position suisse doit également être respectée ».

https://fr.wikipedia.org/wiki/Rapier

Armée suisse 2001 à Emmen