Russie: l’industrie de l’armement à la peine

Source: Le Monde du 28/03/2023

ÉCONOMIE | CHRONIQUE

Par Jean-Michel Bezat

Les impressionnantes parades militaires, où les chenilles des blindés écrasent les pavés de la place Rouge en passant devant la tribune officielle et le mausolée de Lénine, c’était l’orgueil de l’Union soviétique. Elles restent la fierté de la Russie de Vladimir Poutine, et l’arsenal sera encore déployé à Moscou, le 9 mai, pour commémorer comme chaque année la victoire de Staline sur Hitler dans la Grande Guerre patriotique.

Soldats au pas de l’oie, lance-missiles balistiques, chars de dernière génération, chasseurs-bombardiers au-dessus du Kremlin… La défense russe n’est pas un village Potemkine. Ses ingénieurs ont su développer une redoutable armada : missiles hypervéloces, chars T-14 Armata, avions furtifs Su-57 Felon, bouclier antimissile S-400… M. Poutine a souvent brandi des matériels de dernière génération et des missiles « invincibles » – pas tous opérationnels – pour convaincre que son pays n’avait pas décroché dans la course aux technologies militaires. Ses démonstrations de force cachent pourtant une réalité moins brillante : le complexe militaro-industriel, qui produisait un bon cinquième des armes exportées dans le monde il y a dix ans, ne cesse de céder du terrain.

C’en est fini du duopole américano-russe de la guerre froide. Le recul profite aux Etats-Unis, qui pèsent 40 % du commerce des armes, et à la France (11 %), qui rattrape son retard sur la Russie (16 %), encore numéro deux. Pour combien de temps ? Celui-ci se réduit, car « fin 2022, la France disposait de beaucoup plus de commandes que la Russie », pronostique l’Institut international de recherche sur la paix de Stockholm. Explication de Siemon Wezeman, l’un de ses principaux experts : « Il est probable que l’invasion de l’Ukraine limitera davantage lesexportations d’armes de la Russie. »

Perte de fiabilité

Elle doit en effet se concentrer sur ses forces armées et le remplacement des matériels, qui subissent des pertes sans précédent depuis la seconde guerre mondiale. Le site de référence Oryx estime qu’en un an de combats, près de 10 000 engins terrestres ont été détruits, endommagés, abandonnés ou saisis par les Ukrainiens, dont 1 865 chars, 813 véhicules de combat armés, 2 500 véhicules d’infanterie, 233 postes de commandement, 500 canons…

Autre menace mortelle : les pressions croissantes, parfois le chantage, de Washington sur les clients de la Russie. Joe Biden n’est pas revenu sur le Countering America’s Adversaries Through Sanctions Act (« loi visant à contrer les ennemis de l’Amérique par des sanctions ») de Donald Trump sanctionnant les acheteurs d’armes russes et les banques finançant les contrats. Il produit ses effets depuis 2018. Les experts lui attribuent la rupture du contrat de vente d’hélicoptères Mi-17 aux Philippines, remplacés par des Black Hawk de Lockheed Martin et des appareils turcs. L’Indonésie a renoncé aux chasseurs-bombardiers Su-35 et le Koweït à des chars T-90. L’acquisition d’une vingtaine de Su-35 par l’Egypte est dans le viseur américain.

Les nouvelles sanctions occidentales privent Moscou de composants vitaux et rendront l’industrie russe encore moins fiable. Ses partenaires vont revoir leur politique d’achat, y compris des alliés historiques. La Serbie a ouvert des discussions pour l’acquisition de Rafale à Dassault Aviation. L’Inde, dont près de la moitié des armements importés vient de son grand voisin du Nord, subit des retards de livraison ; elle ne lui tourne pas le dos, mais sa volonté de réarmer vite et de diversifier ses fournisseurs face à la menace chinoise ouvre des marchés aux industries française et américaine.

Au-delà de ses alliés iranien et syrien, M. Poutine lorgnait aussi le Moyen-Orient, notamment les pays du Golfe, pour trouver des relais de croissance, compenser le déclin de ses ventes ailleurs en Asie et reconquérir une influence perdue. Ses perspectives s’assombrissent là aussi, alors que la région vient de ravir à l’Asie-Océanie la première place sur le podium des importateurs d’armes.

La guerre actuelle n’est pas seule responsable du déclin relatif de l’industrie russe de défense. Ses propres alliés sont devenus des concurrents sans merci. La Chine, qui a longtemps fait les beaux jours des marchands de canons russes, est désormais proche de l’autosuffisance, même si elle a encore besoin de l’aide de Moscou pour les chaufferies de ses sous-marins nucléaires ou pour les missiles sol-air. La Turquie monte en puissance. Ses drones Bayraktar ont fait des ravages… contre les blindés russes en Ukraine et arméniens dans le Haut-Karabakh ; elle vient de lancer les essais de son premier avion de chasse furtif.

Enfin, les acheteurs scrutent toujours la performance des matériels militaires sur le terrain. Jusqu’à présent, l’armada russe déployée en Ukraine n’a pas fait la différence. La masse joue plus que l’excellence technologique, inférieure à celle de l’armement occidental. Les experts relèvent un écart important entre les caractéristiques affichées de ses systèmes d’armes et leur disponibilité opérationnelle. Rien de tel pour le canon français Caesar ou le lance-missile antichar américain Javelin : leur efficacité depuis un an est un solide argument de vente.

La dernière inconnue reste la capacité de M. Poutine à financer son effort de guerre dans la durée. Depuis 2007, à coups de centaines de milliards de roubles, il avait musclé l’industrie de défense autour du conglomérat Rostec et de sa filiale Rosoboronexport. Or, en janvier-février, le budget russe accusait un déficit de 31,5 milliards d’euros, en raison d’une flambée de 51 % des dépenses et d’une baisse de 25 % des recettes par rapport à la même période en 2022. Au même moment, le Pentagone, plus inquiet des ambitions chinoises que russes, a réclamé au Congrès un budget pharaonique de 842 milliards de dollars (781 milliards d’euros) pour 2024. M. Poutine n’ignore pas que l’URSS s’est épuisée dans sa course aux armements contre les Etats-Unis, et qu’elle a fini par en mourir.