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Au Danemark, la croissance impatiente de l’éolien
Parmi les leaders mondiaux de l’éolien offshore, le pays scandinave espère le rester, en misant notamment sur la construction d’îles énergétiques et la production d’hydrogène et de ses dérivés
Anne-Françoise Hivert
REPORTAGEESBJERG, BRANDE, SKIVE, COPENHAGUE (DANEMARK)- envoyée spéciale
Dans le port d’Esbjerg, sur la côte ouest du Danemark, tout semble gigantesque : des éoliennes, qui reposent en pièces détachées sur les quais, en passant par les immenses navires, où les turbines seront hissées à l’aide de grues longilignes, avant de prendre la mer, direction les parcs offshore de toute l’Europe. « Le but est de faire le maximum des préparations à terre, pour pouvoir les installer en quelques heures sur site », explique Jesper Bank, directeur commercial du port.
Barbe grise et fines lunettes rectangulaires, M. Bank ne boude pas son plaisir : un peu plus de cent cinquante ans après son inauguration en 1868, le port d’Esbjerg a réussi sa mue. Longtemps premier port de pêche du Danemark, transformé en centre de service pour l’industrie gazière et pétrolière en mer du Nord dans les années 1970, il est désormais un des plus gros ports de base du monde pour l’éolien offshore. Plus de 80 % de la capacité installée en Europe y a transité.
A l’image du Danemark, le port d’Esbjerg croule sous les projets. Tous les géants de l’éolien y sont représentés. Ils ne sont pas les seuls : une nouvelle génération d’acteurs est en train d’arriver, spécialisée dans le « Power to X » ou P2X – qui désigne la conversion de l’électricité en d’autres vecteurs d’énergie. Exemples : la compagnie danoise European Energy, qui produira bientôt de l’hydrogène vert à Esbjerg, destiné aux bateaux amarrés dans le port, tandis que la plus grosse usine d’ammoniac vert d’Europe, financée par Copenhagen Infrastructure Partners (CIP), le premier gestionnaire mondial de fonds consacré aux énergies renouvelables, y sera inaugurée en 2027.
Et pourtant, M. Bank ne cache pas son impatience. Car les besoins générés par la décarbonation de l’économie et de la société sont énormes. Le 14 décembre 2022, le nouveau gouvernement danois, dirigé par la sociale-démocrate Mette Frederiksen, alliée au parti libéral et aux Modérés (centre droit), a décidé d’avancer de cinq ans l’objectif pour atteindre la neutralité carbone, fixé désormais à 2045. Dès 2030, les émissions de CO2 devront avoir baissé de 70 % (comparé à 1990).
Or si l’électricité utilisée au Danemark provient à 80 % des énergies renouvelables, le mix énergétique du pays de 5,9 millions d’habitants – dont le Parlement a interdit le recours à l’énergie nucléaire en 1985 – reste dominé par les sources carbonées. Pour y remédier, le royaume compte investir massivement dans l’éolien, qui assure déjà près de la moitié de sa production d’électricité.
Le 20 février, le ministre du climat et de l’énergie à Copenhague, Lars Aagaard, a annoncé le lancement « d’ici à quelques semaines » d’appels d’offres publics pour 9 gigawatts d’éolien offshore (en plus des 2,3 gigawatts déjà installés), afin de quintupler sa capacité d’ici à 2030. Une initiative qui aurait dû être célébrée par le secteur, mais qui s’est retrouvée éclipsée par la décision prise, le 6 février, par l’Agence danoise de l’énergie, de geler l’ensemble des autorisations, pour une trentaine de projets, présentés dans le cadre du régime de la « porte ouverte ».
« Timing catastrophique »
« Ce système, qui permet aux acteurs privés de proposer des projets spontanément, en dehors des appels d’offres, existe depuis vingt-cinq ans, mais il avait été peu utilisé », explique Kristine Grunnet, chef du département offshore auprès de Green Power Denmark, qui représente le secteur de l’énergie renouvelable. En 2022, le nombre de demandes a explosé. « C’est en partie dû aux progrès technologiques, qui ont permis de réduire les coûts de l’éolien offshore, mais aussi à la mise en place de restrictions à partir du 1er juillet, qui ont poussé les entreprises à présenter leur dossier », précise Mme Grunnet.
Au total, il s’agit de 15 à 20 gigawatts, qui pourraient être installés au large des côtés du Danemark, dans les prochaines années, à condition d’obtenir le feu vert de Copenhague. L’Agence de l’énergie justifie la suspension des autorisations par le fait qu’elle doive s’assurer que le régime de la « porte ouverte », donnant accès gratuitement aux fonds marins danois, n’enfreint pas la régulation européenne sur les aides d’Etat.
« Il est essentiel que nous respections la législation européenne, mais le timing est catastrophique », réagit Kristine Grunnet. Car à moins de trouver une solution rapidement, « non seulement nous fermons la porte à de l’électricité verte, mais le Danemark devra renoncer à son ambition de devenir un leader du “Power to X” », affirme-t-elle, rappelant que si le pays avait jusque-là une longueur d’avance, grâce à « son excellente réputation », il pourrait la perdre.
Le 3 mars, l’Agence de l’énergie a finalement relancé le processus d’autorisation pour deux parcs éoliens, puis pour quatre autres, le 20 mars, sans pour autant réussir à apaiser les esprits. Certains soupçonnent l’Etat de chercher à protéger la rentabilité de ses propres projets de développement, en ralentissant les autres. « Ce serait idiot car nous avons besoin de tout ce que nous pouvons construire », remarque Kristine Grunnet.
Les ambitions politiques ne manquent pas pourtant. Le 18 mai 2022, à Esbjerg, les Pays-Bas, la Belgique, l’Allemagne et le Danemark se sont engagés à installer au moins 65 gigawatts d’ici à 2030 en mer du Nord, et le double en 2050, avec une capacité de production de 20 gigawatts d’hydrogène en 2030. Le 30 août 2022, à Marienborg, près de Copenhague, les Etats riverains de la Baltique ont signé un accord similaire, fixant l’objectif à 19,6 gigawatts d’éoliens offshore en mer Baltique, soit sept fois plus que la capacité actuelle.
Le Danemark compte bien donner l’exemple. Pour y parvenir, il mise notamment sur l’établissement de deux îles énergétiques, dont le principe a été approuvé le 22 juin 2020, par neuf des dix partis représentés alors au Parlement. La première île, Bornholm, située dans la Baltique, au sud de la Suède, existe déjà. L’idée est d’en faire un hub, en la reliant à plusieurs champs éoliens, érigés à une quinzaine de kilomètres de ses côtes, qui produiront jusqu’à 3 gigawatts d’énergie d’ici à 2030, et pourront desservir autant le Danemark que l’Allemagne.
La seconde île, artificielle celle-là, sera construite en mer du Nord, à une centaine de kilomètres du Danemark. D’une superficie de 120 à 460 hectares (entre 18 et 64 terrains de foot), l’île sera connectée à plusieurs parcs éoliens, rassemblant entre 200 et 600 turbines pouvant produire jusqu’à 10 gigawatts d’électricité. Le coût total du projet est estimé à 210 milliards de couronnes (28 milliards d’euros). Il sera mené dans le cadre d’un partenariat public-privé, dont l’Etat danois sera l’actionnaire majoritaire.
Selon Hanne Storm Edlefsen, vice-président d’Energinet, gestionnaire du réseau électrique danois, les avantages sont énormes : « En recréant avec une île un environnement similaire à celui du littoral, à 100 kilomètres des côtes, où les ressources en vent sont meilleures et les parcs offshore ne se heurtent pas à l’opposition des riverains, on n’a pas besoin de câbles très longs. Le courant alternatif peut être transformé sur place en courant direct, ce qui va limiter les pertes. » Une partie de l’électricité pourrait être convertie en hydrogène.
Hydrogène vert
Du côté des turbines, rien ne semble pouvoir limiter le progrès, comme en témoignent les tests menés sur le site d’essai de l’université technique du Danemark (DTU) à Osterild, au nord-ouest du Danemark. Construit au milieu d’une forêt, le site a été inauguré en 2012. C’est là que, fin décembre 2022, le constructeur danois Vestas, leader mondial de l’éolien, a fait tourner, pour la première fois, sa V236 : la plus puissante du monde à ce jour, haute de 275,8 mètres, pourvues de pales de 115,5 mètres, soit une zone balayée équivalente à 4,3 hectares, capable de produire 80 gigawattheures d’électricité par an, l’équivalent de la consommation annuelle de 20 000 ménages.
Le défi désormais : transformer cette électricité verte en hydrogène, ainsi que ses dérivés, tels que l’e-méthanol et l’e-ammoniac, essentiels pour décarboner des secteurs comme l’aviation ou la navigation. Le Danemark vise une production de 4 à 6 gigawatts d’hydrogène vert d’ici à 2030. De nombreux projets sont en cours de développement. Certains au stade de pilote, comme celui du constructeur germano-espagnol d’éolien, Siemens Gamesa, à Brande, à 75 kilomètres au nord-est d’Esbjerg, où une éolienne a été reliée à une électrolyse. Le but : montrer qu’il est possible de produire de l’hydrogène, sans utiliser l’électricité du réseau, une gageure. A 80 kilomètres plus au nord, dans la commune de Skive, le parc industriel Greenlab, un laboratoire de 600 000 mètres carrés, tente de relever le même défi, en intégrant la production d’énergie, l’agriculture, l’industrie, la pyrolyse et le P2X sur un même site. Le nantais Lhyfe, associé aux compagnies danoises Green Hydrogen Systems et Eurowind Energy, devrait bientôt y produire 8 tonnes d’hydrogène vert par jour.
Mais l’offre est dérisoire comparée aux besoins. Au Danemark, le secteur maritime notamment alerte. Doté de la sixième flotte du monde, il vise la neutralité carbone en 2050 : « Les bateaux commandés aujourd’hui seront en service pendant de vingt à trente ans, explique Maria Skipper Schwenn, directrice générale de Danish Shipping, l’association des armateurs danois. Ça veut dire que 5 % de la flotte au minimum doit fonctionner avec du fuel décarboné dès 2030 et tous les navires commandés ensuite, si nous voulons atteindre l’objectif. »
Dans l’espoir d’encourager la production d’e-carburants (fabriqués à partir d’électricité verte), des armateurs ont commandé des bateaux capables de fonctionner au méthanol vert, à l’instar du géant Maersk, qui va s’en faire livrer une vingtaine. « Nous savons que l’offre de carburants ne suffira pas, mais nous voulons montrer que la demande existe », explique Berit Hinnemann, responsable chez Maersk. Et l’armateur a signé des partenariats avec huit sociétés – dont les danoises Orsted et European Energy – qui se sont engagées à lui fournir 945 000 tonnes d’e-fuel et de biocarburants d’ici à 2025, sachant qu’il lui en faudra 6 millions d’ici à 2030.
Pour Torben Carlsen, patron de la compagnie maritime DFDS, il faut que l’Etat se mobilise. Il propose qu’une partie de l’éolien offshore, bientôt mis en construction, soit réservée à la production d’hydrogène. La priorité étant de relancer les autorisations le plus rapidement possible.
PLEIN CADRE
Source: Le Monde