Aviation d’affaires et réchauffement climatique

Source: Le Monde du 16/04/2023

L’aviation d’affaires voit reculer son activité depuis septembre

Menacé d’être surtaxé pour raisons climatiques, le transport par jet privé subit désormais le contrecoup de sa forte croissance post-Covid

Guy Dutheil

Non seulement l’aviation d’affaires a mauvaise presse, mais, maintenant, elle a aussi mauvaise mine. Alors que les critiques se succèdent sur le bilan climatique du secteur – dans son dernier rapport, publié le 30 mars, Greenpeace demande l’« interdiction des jets privés » –, l’activité a connu une chute de 10 % ces six derniers mois par rapport à la même période un an plus tôt, selon Bertrand d’Yvoire, président de l’Association européenne de l’aviation d’affaires (European Business Aviation Association ; EBAA).

La salve la plus sévère contre le secteur vient donc de Greenpeace. Selon les décomptes de l’ONG, « les émissions des jets privés ont plus que doublé entre 2021 et 2022, dépassant les émissions annuelles moyennes de CO2 de 550 000 habitants de l’Union européenne ». Insupportable, selon l’organisation, au moment où l’Europe fait face à des « vagues de chaleur »et à une « sécheresse hivernale ». A en croire Greenpeace, 55 % des 572 806 vols en jet d’affaires recensés en 2022 ont été des déplacements de moins de 750 kilomètres. Des distances qui auraient très bien pu être couvertes en train, selon l’association.

Pour M. d’Yvoire, ces critiques tombent à plat. « La reprise très vigoureuse de 2022 s’est bien calmée », indique-t-il. En pratique, l’activité des jets privés a connu une embellie durant les deux années de la pandémie de Covid-19 « avec la venue d’une clientèle loisirs que l’on avait pas en temps normal », précise le président de l’EBAA. Des passagers qui sont retournés vers les compagnies régulières au fur et à mesure que les vols ont repris et que les destinations ont été relancées. « Nous n’avons pas retrouvé les niveaux pré-Covid, se désole-t-il. Nous n’atteignons que 80 % à 90 % de notre activité de 2019. »

Selon Bertrand d’Yvoire, l’aviation d’affaires aurait donc seulement bénéficié de « deux petites bulles, en 2021 et 2022 », qui ont éclaté ensuite. Depuis, le secteur a retrouvé « son socle, sa clientèle traditionnelle composée à 80 % d’hommes d’affaires », ajoute le patron de l’EBAA. « L’aviation d’affaires, rappelle-t-il, ce ne sont pas des milliardaires qui volent pour leurs loisirs, ce sont des hommes d’affaires. Et 80 % des aéroports reliés par l’aviation d’affaires ne sont pas desservis par les avions de ligne. »

« Une écocontribution »

Ulcéré par la demande d’interdiction formulée par Greenpeace, l’EBAA n’est pas plus indulgente avec Clément Beaune, le ministre délégué chargé des transports, qui voudrait taxer l’aviation d’affaires. Une « écocontribution » aux vertus symboliques qui prendrait effet dès 2024. « Mais les symboles, dans un moment d’effort collectif, ça compte », a ajouté le ministre, jeudi 6 avril, à l’Assemblée nationale. Une volonté qui agace l’EBAA. « Le ministre des transports ne connaît pas l’aviation d’affaires. Il en a une vision caricaturale », dénonce M. d’Yvoire.

Ce dernier assure que, contrairement à une idée reçue, les jets privés sont la « pointe de la lance » de la décarbonation dans le secteur du transport aérien. Selon l’EBAA, dans trois des plus importants aéroports d’affaires de France, au Bourget, à Bordeaux et à Clermont-Ferrand, les jets sont déjà alimentés avec « 30 % d’agrocarburants », des SAF (sustainable aviation fuel), sigle du secteur pour le carburant durable d’aviation, « contre seulement 1 % pour l’aviation civile ». Selon une source qui a pu avoir accès à l’état des carburants à l’aéroport du Bourget, la proportion de SAF est plus proche des 10 %.

De son côté, Transport & Environment (T & E), une fédération d’ONG actives dans la mobilité au sens large, propose une « vision réformiste plutôt que révolutionnaire » du transport aérien, notamment du secteur de l’aviation d’affaires. « Il faut sortir de l’ornière : pour ou contre les jets privés », plaide Matteo Mirolo, responsable de l’aviation durable au sein de T & E. L’objectif est de créer une dynamique vertueuse pour conduire tout l’écosystème du transport aérien, des industriels de l’aéronautique aux aéroports, en passant par les compagnies aériennes et les jets privés, vers la décarbonation totale. « Le gouvernement doit avoir le courage de proposer un cadre réglementaire qui fixe à 2030 la fin des carburants fossiles pour les vols d’affaires en France métropolitaine. Seul ce cadre clair incitera les constructeurs à accélérer la mise sur le marché de nouvelles technologies vertes [propulsion 100 % SAF, hydrogène, électricité] », précise M. Mirolo.

Trois mesures contraignantes

Pour toucher au but, T & E propose trois mesures contraignantes « à court, à moyen et à long terme » : une taxation des jets d’affaires sous la forme d’une écocontribution, un calendrier accéléré d’incorporation par étapes d’agrocarburants, et enfin la fixation d’une date butoir à partir de laquelle l’utilisation de carburants d’origine fossile sera définitivement interdite. Cette proposition serait moins dommageable pour l’EBAA et ses adhérents que l’interdiction. Selon M. d’Yvoire, « les jets d’affaires pourraient déjà fonctionner avec 50 % de SAF, mais ces carburants ne sont pas encore disponibles » en quantité suffisante. Il souligne que le prochain jet de Dassault, le Falcon 10X, commercialisé à partir de fin 2025, pourra voler« avec 100 % de SAF ».

La querelle autour de l’aviation d’affaires va probablement rebondir à l’échelon européen. Les députés de l’Union europénne devraient voter, mardi 25 avril, le dernier volet du « paquet climat ». Ils auront à adopter « le premier règlement européen en matière de carburant durable », se félicite M. Mirolo. Un « calendrier » qui fixera l’interdiction programmée des carburants d’origine fossile