Ukraine: le brouillard

Source: Le Monde

L’Ukraine mise sur le « brouillard » pour affoler la Russie

Avant le lancement annoncé d’une grande contre-offensive, les troupes de Kiev multiplient les opérations de déstabilisation

Cédric Pietralunga

Les militaires appellent cela le « brouillard de la guerre ». Théorisée au début du XIXe siècle par le général prussien Carl von Clausewitz, cette expression désigne, lors des conflits armés, le flou volontairement entretenu par les belligérants sur leurs forces, leurs positions ou encore leurs objectifs. « Le brouillard est la condition structurelle de la guerre. On le provoque pour assurer la sûreté de ses opérations. Et les Ukrainiens sont très doués à ce jeu-là », explique Joseph Henrotin, chargé de recherche au Centre d’analyse et de prévision des risques internationaux, et rédacteur en chef du magazine Défense & sécurité internationale.

Alors que Kiev annonce depuis le début du printemps l’imminence d’une contre-offensive de ses troupes contre l’ennemi russe, l’armée ukrainienne multiplie les opérations destinées à épaissir ce brouillard. De nombreuses attaques de drones ont été répertoriées ces derniers jours sur des positions situées dans les territoires ukrainiens occupés mais aussi en Russie.

Le 29 avril, une frappe a provoqué un gigantesque incendie dans un dépôt de carburant du port de Sébastopol, quartier général de la flotte russe de la mer Noire. Le 2 mai, un autre site pétrolier a pris feu dans le village russe de Volna, proche de la Crimée. Le 4 mai, une explosion a touché une raffinerie de pétrole à Ilsky, dans la région russe de Krasnodar.

Dispersion des actions

Les opérations de sabotage s’accélèrent également. Les 1er et 2 mai, deux trains de marchandises ont déraillé dans la région russe de Briansk, non loin de la frontière avec l’Ukraine, après avoir été touchés par des engins explosifs. Lundi, une ligne électrique près d’un village situé au sud de Saint-Pétersbourg a été endommagée. Le service fédéral de sécurité russe (FSB) a par ailleurs annoncé avoir démantelé un réseau de partisans ukrainiens « qui prévoyait de commettre une série d’actes importants de sabotage et de terrorisme en Crimée », selon un communiqué publié le 3 mai. Sept personnes auraient été arrêtées.

De la même façon, les forces ukrainiennes mènent depuis la mi-avril d’innombrables petites attaques tout au long des 1 800 kilomètres de front, du delta du Dniepr à la région de Koupiansk, en passant par celles d’Orikhiv ou de Pavlivka.

Prises isolément, ces actions n’ont pas d’effet stratégique ou même opératif, mais leur dispersion les rend difficiles à interpréter pour Moscou. « Les Ukrainiens tapent aussi bien au nord qu’au sud ou à l’est, ce qui impose des dilemmes à l’état-major russe. Soit celui-ci choisit de tout défendre, au risque d’être faible partout, soit il concentre ses forces à certains endroits, ce qui en laisse d’autres vulnérables », explique M. Henrotin.

Le choix est d’autant plus cornélien pour les Russes qu’ils ont peu de moyens de savoir où les troupes ukrainiennes vont se concentrer. Moscou ne dispose que de deux satellites militaires d’observation optique, Persona 2 et Persona 3. Situés en orbite basse, ils ne peuvent rester au-dessus d’une position fixe, à la différence d’un satellite géostationnaire. « Les Ukrainiens connaissent leurs heures de passage et se cachent lorsqu’ils arrivent au-dessus de leurs têtes », affirme une source militaire française. La flotte russe de drones d’observation Orlan, très sollicitée au début de la guerre, a connu d’importantes pertes, et les avions de reconnaissance Iliouchine Il-20 ou Antonov An-30 s’approchent peu de la frontière ukrainienne, par peur des systèmes de défense antiaérienne.

Ce quasi-aveuglement contraste avec la masse de données dont disposerait à l’inverse l’Ukraine. Depuis l’été 2022, Kiev loue un satellite d’observation radar à la société finlandaise Iceye qui lui permet d’observer le sol, y compris de nuit ou sous une importante couverture nuageuse. Kiev a également passé un accord avec la start-up pour avoir accès aux images à haute résolution de ses vingt autres satellites, ce qui lui assure une fréquence d’observation élevée des sites surveillés, à la différence des Persona russes. Les Occidentaux donnent aussi aux Ukrainiens un accès à leurs propres moyens satellitaires, qui sont d’une ampleur sans commune mesure avec ceux de la Russie.

Les Etats-Unis et plusieurs pays européens, dont la France, multiplient par ailleurs les vols de renseignement électromagnétique aux frontières de l’Ukraine. Jeudi 4 mai, une demi-douzaine d’aéronefs a encore sillonné le flanc est de l’Europe, depuis la Finlande jusqu’à la mer Noire. Pour la deuxième fois seulement depuis l’interception d’un de leurs drones par des Soukhoï Su-27 russes, le 14 mars, les Américains ont notamment envoyé un RQ-4 Global Hawk au-dessus de la mer Noire. Ces vols permettent d’établir ce que les militaires appellent un « Electronic Order of Battle » (EOB), une cartographie de tous les systèmes émetteurs d’ondes radar de l’adversaire.

Outre ces éléments matériels, les responsables ukrainiens et occidentaux multiplient les déclarations destinées à troubler les Russes. Le 27 avril, le secrétaire général de l’OTAN, Jens Stoltenberg, a ainsi affirmé que « les alliés (…) [avaient] envoyé en Ukraine 230 chars, 1 550 véhicules blindés et des quantités importantes de munitions, soit 98 % des matériels promis, afin d’équiper neuf nouvelles brigades blindées ». « Cela placera l’Ukraine en position forte pour continuer à reprendre le territoire occupé », a-t-il ajouté, conscient de l’impact que ces paroles peuvent avoir sur le moral des troupes de Moscou.

Plus mystérieux, l’armée ukrainienne a annoncé la mise en place, à partir de vendredi soir, 5 mai, d’un couvre-feu de cinquante-huit heures à Kherson, ville située à l’embouchure du Dniepr et qui avait été libérée par les troupes de Kiev en novembre 2022. « Il sera interdit de se déplacer et de se trouver dans les rues. [Kherson] sera également fermée à l’entrée et à la sortie », a expliqué le responsable de l’administration militaire locale, Oleksandre Prokoudine, dans un communiqué publié le 3 mai. Une information qui peut tout aussi bien signifier l’imminence d’une attaque ou n’être qu’une opération de « déception », destinée à tromper l’ennemi.

Menace de Prigojine

Ce brouillard entretenu est-il en train de provoquer de la fébrilité du côté russe ? Jeudi, le patron de la société russe de mercenaires Groupe Wagner, Evgueni Prigojine, a diffusé une vidéo où il invective avec violence le ministre russe de la défense et le chef d’état-major des armées. « Nous manquons de 70 % de munitions ! [Sergueï] Choïgou, [Valéri]Guerassimov, où sont ces p… de munitions ? », y lance l’affairiste devant des alignements de cadavres présentés comme ceux de mercenaires russes. Dans une autre vidéo publiée le lendemain, Evgueni Prigojine menace même de retirer ses troupes de Bakhmout le 10 mai s’il n’obtient pas les approvisionnements qu’il réclame.

Autre signe d’inquiétude, la Russie a annoncé, vendredi, l’évacuation partielle de dix-huit villages sous occupation russe dans l’oblast de Zaporijia, dans le sud de l’Ukraine. « Ces derniers jours, l’ennemi a accentué les bombardements sur les localités situées à proximité directe de la ligne de contact », a justifié sur Telegram Evgueni Balitski, le responsable régional installé par Moscou.

Pour les experts militaires, c’est le signe que l’état-major russe craint que la contre-offensive ukrainienne se déroule à cet endroit et veut s’y préparer. Choix pertinent de Moscou ou manipulation de Kiev réussie ? L’issue de la bataille en devenir dépend pour partie de la réponse.