Armée de terre française et drones

Source: Le Monde du 18/05/2023

L’armée de terre apprivoise les robots à petits pas

En retard en matière de drones armés, la hiérarchie militaire française veut accélérer sur les munitions téléopérées et les robots terrestres

Élise Vincent. BEYNES (YVELINES)- envoyée spéciale

Le combat robotisé est une discipline plus complexe qu’il n’y paraît. Telle est en substance la leçon de la deuxième journée de la robotique, qui a été organisée le 10 mai par l’armée de terre française au camp de Beynes, dans les Yvelines. Cette journée servait d’ouverture à une compétition militaire atypique baptisée « Cohoma », pour « collaboration homme machine ». L’idée était d’associer, jusqu’au 7 juin, des équipes de militaires, d’ingénieurs et d’entreprises de la défense, afin de tester des prototypes de drones aériens et terrestres autour de scénarios inspirés de situations réelles.

A mi-chemin de l’ambiance aseptisée des salons d’armement, où ces types de systèmes sont régulièrement exhibés, et des vidéos issues du théâtre ukrainien, qui peuvent parfois laisser croire à une facilité d’emploi de ces nouvelles technologies, c’est au contraire toute la complexité de l’usage coordonné de ces nouveaux équipements que permettait de toucher du doigt la démonstration conduite à Beynes par une unité d’infanterie spécialisée. L’opération fictive était menée devant un parterre de personnalités choisies et réunissait l’ensemble des projets à l’étude au sein de l’armée de terre.

Au milieu du vaste terrain herbeux du camp de Beynes, ce jour-là, la manœuvre combinait ainsi drones de reconnaissance, drones bombardiers, munitions télé-opérées (aussi appelées drones « kamikazes ») et robots terrestres. Or, tandis que l’exercice montrait comment au moins un soldat par engin est aujourd’hui nécessaire pour les piloter – soit près de la moitié des quatorze hommes déployés –, le vent a empêché le drone kamikaze d’atteindre sa cible. Un robot terrestre monté sur chenille a cependant permis d’évacuer un faux blessé en même temps qu’un drone bombardier lançait un nuage de fumigène afin d’aveugler l’ennemi.

Soucieux de montrer que ses troupes ne risquent pas d’être en retard d’une guerre, le chef d’état-major de l’armée de terre, le général Pierre Schill, avait fait le déplacement à Beynes. « Il est des virages qu’il ne faut pas manquer, a-t-il fait valoir. Cela va amener des évolutions profondes, mais je ne sais pas si cela va fondamentalement remettre en cause le combat. » Une déclaration à l’image de la position française très prudente en matière de robotisation militaire, à la fois ouverte sur les potentialités tactiques de ces équipements mais méfiante face aux défis opérationnels et éthiques qu’ils représentent.

Les technologies de détection de cible de beaucoup de drones peuvent par exemple encore commettre des erreurs d’appréciation, parfois simplement en raison d’une ombre portée. Face à ces risques, depuis 2021, le comité d’éthique du ministère de la défense a arrêté une doctrine : il ne sera développé, en France, que des « systèmes d’arme létaux intégrant de l’autonomie ». C’est-à-dire des robots qui pourront tuer si nécessaire, mais seront toujours, d’une manière ou d’une autre, raccordés à un contrôle humain. Une ligne de crête étroite en conditions de guerre.

Gamme limitée

Les projets de drones et de robots de l’état-major de l’armée de terre ont depuis un programme à part entière, baptisé Vulcain. Lancé en 2021, il doit permettre d’intégrer progressivement aux forces un certain nombre de capacités d’ici à 2040, mais sa dotation financière n’est pas publique. Seule certitude : 5 milliards d’euros sont officiellement prévus dans la future loi de programmation militaire pour « droniser » l’ensemble des armées à l’horizon 2030. « La page n’est pas tout à fait blanche mais presque », assumait un officier, mi-mai, à Beynes, au sujet de l’avancement du programme Vulcain. « La robotique tactique est une perspective de moyen terme que nous devons patiemment construire », ajoutait-il.

L’armée de terre française a accumulé les retards dans le domaine de la robotique ces dernières années, surtout en matière de drone armé. Au Sahel, elle a pu s’appuyer sur les drones Reaper de l’armée de l’air, qui ont été armés à partir de 2019. Mais c’est seulement en février qu’elle a reçu la certification du Patroller, son premier drone tactique, qui pourrait être armé en 2028 ou 2029. A ce jour, ses autres capacités se composent surtout de flottes de nano et micro-drones de reconnaissance, principalement aériens, utiles pour des missions de renseignement.

Baptisés Black Hornet, les plus petits de ses appareils volants (16 centimètres pour 33 grammes) sont aujourd’hui achetés à une société norvégienne, Prox Dynamics, filiale de l’américain FLIR. Les seconds, d’un gabarit légèrement supérieur, sont fabriqués par la société française Parrot, mais ils sont moins silencieux que les Black Hornet. Ils peuvent toutefois rester opérationnels par des vents allant jusqu’à 90 kilomètres-heure ce qui n’est pas le cas des mini Black Hornet, instables au-delà de 30 kilomètres-heure.

Pour compléter cette gamme limitée, l’état-major des armées a dévoilé, en mars, un projet de drone bombardier baptisé Sky Carrier, qui était déployé à Beynes. Doté de plusieurs hélices, il pourrait porter à terme jusqu’à 35 kilos et larguer des grenades, des gaz lacrymogènes ou encore diffuser des flashes sonores imitant le bruit de détonations, sur une distance allant jusqu’à 10 kilomètres. Développé en partenariat avec la société française Milton, le Sky Carrier n’en est toutefois pas encore au stade de l’industrialisation.

Face à l’expansion des munitions téléopérées sur le théâtre ukrainien, l’état-major des armées a en revanche franchi un pas décisif, en mars, en assumant désormais le développement de deux programmes dans ce domaine. Le premier, baptisé Colibri, devrait donner naissance à un drone qui pourra porter une charge jusqu’à 5 kilomètres de distance. Le second, baptisé Larinae, jusqu’à 50 kilomètres. En attendant les premières livraisons, envisagées à l’horizon 2026, le ministère des armées a donné son feu vert à l’acquisition de munitions téléopérées américaines, les Switchblade 300, conçues par la société AeroVironment, dont un grand nombre d’unités ont été envoyées aux forces ukrainiennes.

« Limiter le nombre de victimes »

Si les drones aériens sont les systèmes sur lesquels les armées du monde ont avancé le plus vite ces dernières années, le développement des robots terrestres, lui, patine encore. A Beynes, l’armée de terre a ainsi présenté une plate-forme roulante équipée d’une mitrailleuse de 12,7 millimètres. Mais ce système est encore loin des normes de la direction générale de l’armement. C’est donc d’abord par des robots de déminage, dits Sminex, que l’armée de terre devrait débuter le développement de sa panoplie de robots terrestres, avec des livraisons prévues à l’horizon 2029 ou 2030.

« Dans le domaine terrestre, en France comme ailleurs, les expérimentations ne sont pas encore aussi probantes qu’espéré », explique Laure de Roucy-Rochegonde, chercheuse à l’Institut français de relations internationales, autrice en 2022 d’une note consacrée aux enjeux de l’autonomisation des systèmes d’armes. « Les technologies ne sont pas matures, notamment concernant l’évolution des robots en terrains variés, décrit la chercheuse. Même si tout cela finira par évoluer, certains tests ont aussi montré que ces systèmes pouvaient limiter le nombre de victimes, mais au prix d’un ralentissement des opérations. »

A la différence des drones aériens et navals, les robots terrestres n’ont d’ailleurs pratiquement pas été observés en Ukraine, souligne Laure de Roucy-Rochegonde. Alors que la Russie est a priori déjà dotée du Marker, un véhicule terrestre sans pilote, armé notamment de canons antichars, et d’un blindé autonome baptisé Uran-9, sorte de gros véhicule de combat d’infanterie, elle ne les a pas déployés en Ukraine. « Testé en Syrie il y a quelques années, l’Uran-9 avait été confronté au problème de repérage des variations de terrain, et il peinait à capter du signal dans une zone où l’électromagnétique est contesté », détaille la chercheuse.

Face à cette inexorable course aux armements robotisés, l’Agence européenne de défense, basée à Bruxelles, longtemps restée en retrait de ce domaine sensible, a elle aussi fini par sauter le pas. En février, elle a annoncé le lancement d’un projet dénommé Combat Unmanned Ground Systems (« systèmes terrestres de combat sans pilote »). Doté de 35,5 millions d’euros, il réunit neuf Etats et vingt-huit industriels. Il vise à développer, d’ici à trois ans, des prototypes de systèmes terrestres de combat « hautement autonomes ».