Ukraine: les forces aériennes russes

Source: Le Monde du 20/05/2023

Les forces aériennes, joker incertain de Moscou dans le conflit

La supériorité russe écrasante en matière de nombre d’appareils est remise en question par de multiples handicaps opérationnels

Cédric Pietralunga

C’est l’une des principales inconnues de la contre-offensive ukrainienne, annoncée depuis la fin de l’hiver et attendue d’ici à l’été : la Russie va-t-elle engager ses forces aériennes pour contrer les troupes de Kiev ? La supériorité de Moscou en matière d’aviation de combat peut-elle compromettre la reconquête du territoire ukrainien ? « Si les Ukrainiens perdent en partie le parapluie que leur offrent les équipements antiaériens, les VKS [Voenno Kosmitcheskie Sily ou forces aérospatiales de la Fédération de Russie] vont avoir les coudées franches pour représenter une menace sérieuse et crédible pour l’offensive » de Kiev, met en garde Benjamin Gravisse, politologue et créateur du blog « Red samovar », consacré aux questions militaires russes.

Sur le papier, le potentiel des VKS a été peu affecté par la guerre en Ukraine. Depuis le début du conflit, les Russes n’ont jamais réellement cherché à conquérir le ciel ukrainien, pour des raisons de doctrine comme de capacités. Résultat : les VKS n’ont perdu « que » 82 avions de combat, principalement des Soukhoï Su-25 et des Soukhoï Su-34, et 87 hélicoptères, surtout des Kamov Ka-52 « Alligator », selon le site Oryx, qui répertorie les pertes matérielles des deux belligérants sur la base de preuves visuelles. Des chiffres qui peuvent paraître importants – à titre de comparaison, la France dispose d’une flotte d’environ 225 chasseurs (armée de l’air et marine confondues) –, mais qui, restent modérés au vu des ressources de l’armée russe.

L’arsenal de Kiev sous tension

Selon le Military Balance, un annuaire édité par le centre de réflexion britannique International Institute for Strategic Studies (IISS), qui détaille chaque année l’état des arsenaux militaires dans le monde, la Russie disposait d’une flotte de plus de 1 300 avions de combat avant la guerre. « Alors que les forces terrestres russes ont payé un très lourd tribut depuis le lancement des hostilités, les VKS, malgré des pertes significatives, disposent encore d’un potentiel proche de celui existant avant février 2022 », assure Benjamin Gravisse, rappelant que la Russie peut compléter ses escadrilles avec de nouveaux aéronefs sortis de ses usines aéronautiques.

Cette persistance du potentiel russe est d’autant plus inquiétante que des doutes se font jour sur l’état des défenses antiaériennes ukrainiennes. Depuis l’automne 2022, la Russie harcèle les batteries sol-air de l’armée de Kiev en envoyant sur l’Ukraine des vagues de drones et de missiles. Dans la nuit du lundi 15 au mardi 16 mai, une vingtaine de projectiles ont encore été tirés sur la capitale du pays. La Russie a même assuré qu’un de ses missiles avait touché l’une des batteries antiaériennes Patriot fournies par les Occidentaux, une affirmation confirmée par le Pentagone, qui a assuré que les dégâts étaient mineurs et le système toujours opérationnel.

Si ces frappes n’ont que peu d’effets stratégiques, elles mettent sous pression les stocks de munitions ukrainiens. Dans un document classifié datant de février et divulgué en avril sur la plate-forme Discord, le Pentagone estimait que la « capacité de l’Ukraine à fournir une défense aérienne à moyenne portée pour protéger les [lignes de front] sera complètement réduite d’ici au 23 mai »

Depuis, les Occidentaux ont accéléré leurs livraisons de munitions sol-air mais l’arsenal de Kiev reste sous tension. « L’Ukraine pourrait avoir à choisir demain entre défendre ses villes ou protéger sa contre-offensive », s’inquiète Vincent Tourret, chargé de recherche à la Fondation pour la recherche stratégique.

Pour autant, les analystes militaires se disent relativement sceptiques sur les capacités des VKS à entraver une contre-offensive d’envergure. A la différence des Occidentaux, qui ont fait de la maîtrise du ciel un préalable à toute action au sol, les Russes considèrent les forces aériennes en premier lieu comme un supplétif de leur artillerie. Ils n’ont donc pas mené, en conséquence, de campagnes de frappes massives au début du conflit, ce qui aurait permis de détruire les capacités aériennes et antiaériennes de l’Ukraine. Or il est difficile de manœuvrer en présence d’une aviation ennemie. « Les pilotes russes auront toujours du mal à approcher du front s’ils n’interdisent pas au moins en partie le ciel aux Ukrainiens », estime Yohann Michel, chercheur à l’IISS.

Facteur aggravant, les pilotes russes ont montré, depuis le début du conflit, d’importantes lacunes en matière d’appui de leurs troupes au sol, préférant rester à distance du front et tirer des missiles sur les positions fixes ukrainiennes. Cela d’abord en raison d’un manque d’entraînement interarmes qui est un trait dominant au sein de l’armée russe, mais également à cause de difficultés pour le ciblage des positions ennemies. « Les Russes ont peu de moyens de désignation des cibles et ils sont souvent réduits à du laser, qui ne fonctionne que par temps clair et à proximité des objectifs. C’est pour cela que les VKS ont beaucoup de mal à viser des objectifs mobiles », assure Vincent Tourret. Le manque de coordination interarmes augmente aussi le risque de tirs fratricides, une hantise pour les pilotes russes.

Pour les analystes, le déficit de pilotes expérimentés réduit également les capacités d’intervention des VKS. « Etant donné le nombre limité d’heures de vol et la pratique de la formation en unités, les VKS sont entrées dans le conflit avec moins de 100 pilotes pleinement formés et en activité. Associée à une culture militaire qui confie les missions les plus dangereuses aux équipages les plus expérimentés, l’attrition au sein des VKS a touché de manière disproportionnée ces cadres, réduisant l’efficacité globale de la force et sa capacité à former de nouveaux pilotes », peut-on lire dans un rapport du centre de réflexion britannique RUSI (Royal United Services Institute), publié en novembre 2022.

Problèmes de maintenance

Les défaillances russes en matière de maintenance – ce qu’on appelle le « maintien en condition opérationnelle » dans les armées – sont également un facteur limitant. Selon différentes études, le taux de disponibilité des aéronefs de Moscou était estimé avant la guerre à moins de 50 %, un chiffre relativement bas comparé à ceux des Occidentaux : celui des avions de combat français était de 81 % en 2021, selon un rapport parlementaire publié en février. « Une guerre de haute intensité de quatorze mois éprouve les matériels et les hommes. Les taux de disponibilité des avions russes n’étaient pas bons avant le conflit, ils n’ont pas dû s’améliorer depuis », assure Yohann Michel.

Dans les états-majors occidentaux, on se dit aussi confiant sur la résilience des capacités antiaériennes ukrainiennes, dont les taux d’interception, supérieurs à 75 %, sont considérés comme « très bons ». Grâce à l’aide occidentale, les troupes de Kiev disposent de matériels capables de menacer les aéronefs russes dans à peu près toutes les configurations, ce que les militaires appellent le « multicouches ». « Il faudrait un rouleau compresseur aérien pour détruire la défense sol-air ukrainienne, dont le maillage reste fort, avec un risque de pertes colossales pour les Russes », estime une source militaire française, rappelant qu’« un pilote même expérimenté ne s’amuse pas à entrer dans une bulle sol-air ennemie ».